Je suis de plus en plus frappé de l’amnésie sociale dans laquelle nous baignons : virtualisation des rapports humains, sentimentalisation des objets que nous consommons pour ne pas reconnaître que nous nous y soumettons, promotion du ressenti au détriment de l’intelligence et de la foi en la Vérité unique, aimante et universelle, rupture avec l’Incarnation divine et humaine, sacralisation de l’être bionique auto-créé, déprime généralisée et isolement misanthrope croissants. Les mensonges matérialistes qu’on nous balance à longueur de films, les paradis artificiels et les stades progressifs de déshumanisation avancée vers lesquels nos mass medias et nos politiques nous orientent, ne suscitent plus l’indignation de grand monde. Pire : ils amusent, émeuvent et divertissent en masse. Celui qui verrait du mal dans les derniers films d’animation Pixar est traîné en procès de pessimisme, de folie et de mauvaise foi. Il devient un ennemi du progrès et de l’optimisme. Il a « perdu son âme d’enfant ». Ben tiens donc ! Et la cible la plus facile pour l’ingestion des doses homéopathiques de la pensée unique libertaire relativiste robotisante, c’est bien sûr nos chères têtes blondes, de plus en plus traitées comme les imbéciles qu’elles ne sont pas. Les objets et l’imaginaire sont nos amis, il faut les aimer aussi (cf. « Monstres & Cie », « Les Nouveaux Héros », « Avatar », « Moi moche et méchant », « Toy Story », « Wall-E », et j’en passe.). Tiens, bouffe tes M&M’s qui s’amusent en toi !
Dans la veine des films d’animation récents qui mine de rien tendent à nous imposer leur vision transhumaniste de l’Homme (pour le coup, un homme augmenté, maître de sa vie et de sa mort, capable de discerner tout seul le bien du mal, un homme à mi-chemin entre le gosse et le super-héros) et à nous faire croire que tout être humain est « un peu, quelque part » un robot capable d’aimer et de s’émouvoir et d’être aimé « comme tout le monde », le film d’animation « Inside Out » (« Vice-Versa », 2015) de Peter Docter pourrait occuper une place de choix. Il est sorti il y a deux semaines sur nos écrans français, et partout dans le monde, façon dégueuli multicolore.
Non seulement il ne fait pas rire (je ne parle pas que pour moi, mais aussi du large public de la grande salle où je l’ai visionné : je crois que bébé commence à en avoir sérieusement ras-le-bol de cet humour pas drôle des adultes qui essaient de projeter sur les enfants fictionnels – et malheureusement sur lui, par voie de conséquence – leurs immaturités adulescentes, leur rejet des hommes, des pères et des ancêtres, leur mépris du monde réel), mais en plus, il diffuse des idées qui sont dangereuses et inquiétantes pour notre planète. L’obscénité n’est pas que pornographique ou verbale : elle peut aussi être matérialiste et techniciste.
En effet, dans ce film, le message, en gros, c’est que l’être humain est la marionnette de son cerveau, de son centre rationalo-émotionnel, de ses sentiments. Poncif de l’hédonisme bouddhisant consumériste s’il en est. Ce sont cinq émotions – Joie, Tristesse, Colère, Dégoût et Peur – qui, tel un jury de The Voice ou de X-Factor, mènent la barque de l’existence humaine, activent les manettes, jugent du bien et du mal, et interfèrent dans les expériences vécues par la jeune héroïne de 12 ans, Riley, adolescente rebelle vivant mal le déménagement de ses parents à San Francisco (pourtant, c’est la ville gay, je ne comprends pas…). D’ailleurs – et c’est cela qui devrait suffire à nous faire flipper –, dans « Vice-Versa », émotion et action sont constamment confondues, comme si notre perception était le réel, nos désirs et sensations l’exact reflet du monde extérieur, l’onirique et le cérébral plus vrais que la Réalité même. « Les faits et les opinions, je les mélange tout le temps. » remarque le personnage de Big-Bang, amusé. Là, on est en plein règne totalitaire de la subjectivité humaine, en plein individualisme sentimentaliste et matérialiste post-moderne. Bienvenue à L(’)ego-Land !
Après s’être attaqué au monde extérieur, c’est l’espace psychique et intérieur que maintenant les films d’animation tentent d’aspirer, de vampiriser, de transformer en immense parc d’attractions ou en ville intergalactique de science-fiction, d’arracher au Réel et à l’Amour. Il est question, dans « Vice-Versa », du « Quartier cérébral ». L’Humain devient un centre névralgique insoupçonné, un amas de cellules intelligentes et vibrantes, une grande organisation hiérarchiquement supérieure à l’Homme lui-même. On reconnaît bien là la prétention de certaines neurosciences à enfanter et commander les Hommes par eux-mêmes. Dans ce film, la responsabilité et la liberté humaines sont presque totalement évacuées, rangées au rayon « accidents » ou « catastrophes » ou « réactions ». Le cerveau humain est figuré comme une immense et complexe tour de contrôle, une industrie, une entreprise dont l’être humain ne serait plus le maître mais un vague employé, une marionnette, sa propre souris de laboratoire, l’objet de traits de caractères en perpétuel conflit entre eux.
Par exemple, les seuls personnages qui agissent vraiment dans « Vice-Versa », ce sont les émotions. Les humains réagissent en fonction d’elles… mais ne sont pas acteurs de leur propre vie. On nous fait croire que la réaction est action, le tout en travestissant les concepts psychanalytiques courants pour nous proposer un mix de psychanalyse pour les nuls. Freud doit se retourner dans sa tombe de voir l’interprétation grotesque (l’excuse de la « parodie » !) qui est faite du Moi, du Surmoi, du subconscient, des rêves, des « déjà-vu », etc., dans « Vice-Versa » ! À aucun moment les souvenirs ne sont liés à l’amour, ni à un don, et encore moins à l’éternité du Christ, cette dernière étant tournée aussi bien vers le passé que vers le présent et le futur. Non. Les souvenirs dans le film sont réduits à des boules de bowling que le cerveau consomme, emmagasine ou jette, selon le degré de plaisir ou d’intérêt individuel qu’elles représentent. Et ce mépris des souvenirs s’accompagne paradoxalement de leur surévaluation : ce sont en effet eux (ou plutôt la nostalgie) qui sont le moteur du présent, de la vie.
Tout ce qui, dans le vécu humain, relève un peu plus de la liberté, de la surprise, de l’altérité, de la charité, de l’activité et de la responsabilité, est isolé, figé et suspendu sous forme d’îles d’Épinal abstraites, d’empires fragiles (« l’Île du délire », « l’Île de l’Honnêteté », « l’Île de l’Amitié », « l’Île du hockey », « l’Île de la famille », « l’Île des rêves », « l’Île de l’imaginaire », « l’Île romantique », « l’Île des fashion victims », « l’Île des Boys Band », etc.). C’est bien clair. L’actif devient passif. Ce qui est nécessairement castrateur se ramollit (d’ailleurs, la seule fois où le père de Riley joue son rôle de poseur de limites, il le fait maladroitement, et surtout il finit par renier son autorité de « méchant pédagogue » ; idem à la fin du film quand la gamine, après sa fugue, ne se fait même pas engueuler…). Pascal Bruckner, dans son essai La Tentation de l’innocence (1995), nous avait prévenus : « Notre époque privilégie un seul rapport entre les âges : le pastiche réciproque. Nous singeons nos enfants qui nous copient. » (p. 95)
Ce n’est pas innocent que sur la palette des cinq émotions qui ont été retenues pour symboliser l’Humain, et qui téléguident l’héroïne féminine Riley à distance, seule l’une d’elles est positive (la Joie), tandis que les quatre autres sont négatives et surtout négativisées : Colère, Dégoût, Peur et Tristesse. Ça montre tout à fait la basse conception de l’Homme qui est défendue par les concepteurs du film : un être capricieux, sanguin, cyclothymique, lâche, lunatique, nabillesque.
Et il est particulièrement signifiant que ce soit le binôme de la Joie et de la Tristesse qui ait été retenu au casting pour vivre le gros de l’aventure de « Vice-Versa » : Joie et Tristesse, c’est l’exacte réplique de la bipolarité « Jean-qui-rit Jean-qui-pleure » de notre société maniaco-dépressive qui passe du « Je vais bien tout va bien » au « Rien ne va » en une fraction de seconde, pour sauver la face, pour changer de face surtout (comme si l’être humain n’était qu’une carte réversible… vice-versa, quoi), bipolarité censée nous faire rire (ouaich) et qui en réalité dévoile une absence de gestion de ses émotions (ça s’appelle l’hystérie ou la schizophrénie), une démission et un refus de rencontrer le Réel.
L’héroïne appelée Joie est ras-des-pâquerettes. Dans ce film, la joie est spectaculairement réduite à l’optimisme (l’optimisme étant bien loin de la joie profonde, liée à la Croix du Christ, au Réel dépassé et donné par le pardon). Elle devient un slogan Carrefour « J’optimisme ! », le cri du consommateur de bonnes ondes et de bonnes émotions : « Sois positive ! », s’écrit Joie, « Joie, POSITIVE ! » se répète-t-elle à elle-même. Le personnage de Joie, c’est juste la positive attitude de Lorie, c’est l’allégorie de l’euphorie, de l’allégresse excitée, visuelle, extériorisée, bloquée au paraître, au sourire et à la bonne intention. C’est une parodie de la Joie. Car il y a des joies intérieures, graves, pas nécessairement souriantes ni extatiques, parfois même couronnées de larmes et de silence. L’Espérance, contrairement à l’optimisme, prend en compte le Réel, le pardon, la mort, la souffrance humaine, n’est pas simplement un volontarisme qui souhaiterait voir le monde avec des lunettes roses et éradiquer le moindre frein à sa boulimie de toute-puissance.
Dans son réductionnisme binaire, « Vice-Versa », bien évidemment, choisit de représenter l’émotion de la Tristesse par le personnage de la femme intello. Histoire de nous faire comprendre que c’est la raison, l’intelligence, la culture, qui rendraient triste… Faut pas trop réfléchir et « se prendre la tête » dans la vie. La pensée est livrée à l’imagination, même pire, à l’imaginaire (l’autre nom du mal) : « Train de la pensée, gare de l’imaginaire ! » ; « J’adore le Monde de l’Imaginaire ! » s’exclame le personnage de Joie, excitée comme une puce.
Dans tout le film, la tristesse est (sauf à la fin, quand il s’agit d’apitoyer et de se décharger de sa juste culpabilité) la bête à abattre… car « c’est pas bien de pleurer, faut pas être triste, faut pas montrer que ça va mal, faut pas être défaitiste, faut pas se servir du mal ». La lutte contre toute marque de tristesse, ce refus des limites, manifestent une approche scolaire, immature, manichéenne et dénégatrice du Réel. C’est un binarisme capricieux, qui ne tient pas compte que l’Humain est un tout, que le chemin de la Vie passe aussi par la mort et les déceptions. En cela, « Vice-Versa » n’est pas du tout un film pédagogique.
La tristesse se substitue grotesquement au remord, au regret, à la reconnaissance de la faute. Le grand oublié de ces cartoons « freudiens », c’est à l’évidence le pardon. Le « Je suis triste de t’avoir fait du mal » s’évanouit en pathétique « Je suis triste parce que je ne suis pas joyeux » ou en narcissique « Je suis triste parce que je suis triste d’être triste. » Aucun des personnages de « Vice-Versa » ne demande pardon pour le mal qu’il a fait à l’autre. Ils demandent pardon parce qu’ils ont « fait de la peine ». Ça s’arrête là…
Jour/Nuit. Joie/Peine. Colère/Peur. Dégoût/Plaisir. Ce film est l’illustration d’une schizophrénie mondiale tantôt introvertie, tantôt extravertie, d’un caprice d’Humanité qui résout mal la tension entre monde virtuel et monde réel. Avec Walt Disney Pixar (je pense aussi à « Raiponce », « Rebelle », « la Reine des Neiges », et maintenant « Vice-Versa »), on commence à avoir l’habitude de tomber sur des héroïnes féminines adultisées dans leurs attitudes, à l’humour cynique et cassant, des fillettes qui font la gueule et sont d’une humeur exécrable les trois-quarts du film. La résurgence quasi automatique de l’Effrontée, cette femme-enfant blasée qui traîne les hommes et les pères en procès d’immaturité, de faiblesse, qui rentre dans une compétition incestuelle avec sa mère, et qui leur vole à tous les deux la vedette, est à ce titre très symptomatique de l’égocentrisme de beaucoup de nos contemporains athées : mon père n’existe pas, ma mère est ma meilleure rivale, les enfants sont tous des petits cons, la famille et le mariage c’est trop relou, je me suis créé moi-même et je n’en ai rien à foutre de ce monde qui court à sa perte.
Soit dit en passant, dans « Vice-Versa », l’enfance est complètement innocentée, en même temps que lissée, affadie, mise sous verre et désincarnée. Par exemple, le personnage de Dégoût demande à un moment donné au personnage de Joie « C’est quoi la puberté ? » ; et Joie lui répond : « Je sais pas. Ça doit pas être très important. ». En gros, l’évolution, le grandissement et la métamorphose concrète des enfants sont squeezés en même temps qu’entravés. Et la phrase de conclusion du film, prononcée par la mère de l’héroïne, n’est pas pour nous rassurer : « Riley a douze ans. J’vois pas ce qui pourrait arriver… » C’est vrai. L’adolescence et l’enfance, c’est période « off » négligeable dans une existence, ça compte pour du beurre et c’est « vachement cool »…
L’ironie du sort, c’est que juste avant d’aller voir « Vice/Versa », le matin même, je me suis rendu à la projection d’un autre film, cette fois italien, « Mezzanotte », de Sebastiano Riso, où la même scène du portable du héros signalant l’appel entrant de son père ou de sa mère biologique qu’il rejette (Davide, dans « Mezzanotte », abandonne carrément son téléphone dans la rue) est jouée. Non seulement le lien du sang est technologisé, mais en plus, il est ensuite coupé par le « lien du son » qui le travestit. Cette coïncidence entre deux films radicalement différents m’a rappelé combien la tentation est grande chez nos contemporains de prendre la Technique – et les progrès visuellement impressionnants qu’elle nous dévoile – pour notre mère de substitution, pour notre propre reflet narcissique, pour un humain plus intéressant que les Humains réels parce qu’il en épouse la forme, les attitudes, la réaction, le cerveau, l’émotion, les sentiments, et qu’il se présente sous la forme d’un dessin-animé jeunesse. Moi, je trouve des films tels que « Vice-Versa » gravissimes car ils nous vendent du rêve désincarné, de l’amour (inexistant) des objets et surtout de la haine du Réel. Cette manœuvre peut nous passer complètement au-dessus, nous sembler anecdotique. Mais je constate les tentatives de plus en plus sincères et récurrentes des réalisateurs actuels de nous faire pleurer la mort des robots (cf. la scène violoneuse de la mort de Big Bang dans « Vice-Versa », du sacrifice de Bay-Max dans « Les Nouveaux Héros », etc.), et ne peux que m’attrister de comprendre que de plus en plus de personnes préfèrent la compagnie des robots (et juste avant, des animaux) que la compagnie des humains, je ne peux que me révolter de voir que cette propagande transhumaniste soit massive et relativement efficace.