Extase
NOTICE EXPLICATIVE :
Extase : un « renoncement à soi » à doubles tranchants…
Extase vient du grec qui signifie « transport ». Il peut se définir comme : 1) un ravissement d’esprit qui, par une contemplation intense, transporte un être hors de la vie des sens ; 2) ou bien une vive exaltation qui suspend la sensibilité et la volonté ; 3) une vive admiration, un plaisir extrême qui absorbe tout autre sentiment.
L’extase est un leitmotiv des fictions homosexuelles. Elle est parfois recherchée par les personnes homosexuelles réelles. Un abandon et une sortie de soi qui s’apparentent à un don, à un magnifique cadeau, à un plaisir intense, mais qui ne le deviendra pas vu qu’ils ne sont pas vécus/donnés à l’amour dans la différence des sexes (sublimé par la naissance d’un enfant par exemple) ni dans l’Église.
Pourtant, la perte de sa liberté dans une excessive extériorisation de soi a quelque chose de grisant uniquement dans l’univers du fantasme imaginaire, des lettres, de l’instant (de consommation de drogues), du « politiquement incorrect » (« Mon corps m’appartient… ET je cherche à m’affranchir de mon esclavage corporel » disent dans un même mouvement les féministes lesbiennes qui haïssent la femme). En réalité, ce louvoiement extatique avec les limites imposées par notre condition humaine, s’il n’est pas connecté à notre Dieu (incarné en l’Église et en la différence des sexes aimante), entraîne paradoxalement vers un repliement sur soi, une schizophrénie, une perte de liberté, une tentative de suicide, un démarche de soumission à ses pulsions et à un amant qui nous domine, un sadomasochisme, une idolâtrie, un enchaînement à son imaginaire narcissique.
N.B. : Je vous renvoie également aux codes « Miroir », « Substitut d’identité », « Icare », « Fusion », « Planeur », « Femme au balcon », « Ennemi de la Nature », « Voyage », « « Un Petit Poisson, Un Petit Oiseau » », « Adeptes des pratiques SM », « « Plus que naturel » », « Mort », « Se prendre pour Dieu », « « Je suis différent ! » », « Voyeur vu », et « Espion homo », dans le Dictionnaire des Codes homosexuels.
Pour accéder au menu de tous les codes, cliquer ici.
FICTION
a) La sortie du corps par le fantasme de l’« Être-pour-les-autres » et de la transgression des frontières :
Dans les fictions homo-érotiques, il est souvent question de l’extase et du désir de quitter son corps humain : cf. le film « Les Corps ouverts » (1998) de Sébastien Lifshitz, le roman Beatriz Y Los Cuerpos Celestes (Beatriz et les Corps célestes, 2005) de Lucía Etxebarria, le roman Mon corps et moi (1925) de René Crevel, les romans Chroniques des quais (2005) et Au bord du gouffre (2004) de David Wojnarowicz, le roman Mi Alma Era Cautiva d’Antonio de Hoyos, la pièce Transes… sexuelles (2007) de Rina Novi, la pochette de l’album « Sleeping With Ghosts » du groupe Placebo, la chanson « Outside » de George Michael, le poème « El Éxtasis » dans le recueil Vivir Sin Estar Viviendo (1944-1949) de Luis Cernuda, le roman Extase (1892) de Louis Couperus, le roman L’Extase (1909) de Jacques Adelsward, le film « L’Extase et l’agonie » (1964) de Carol Reed, la chanson « Sextonik » de Mylène Farmer, le téléfilm « Juste une question d’amour » (2000) de Christian Faure (avec la poésie lue), le film « Elle tuait en extase » (1970) de Jess Franco, la sculpture Extase de Roger Vène, le roman Oppiano Licario (1977) de José Lezama Lima, la pièce Jupe obligatoire (2008) de Nathalie Vierne, la chanson « Diamonds » de Rihanna (« vision of ecstasy »), la chanson « Orgasmique » de Monis, le film « In & Out » (1997) de Frank Oz, le film « Out Film » (2011) de François Emmanuel Charles, le film « Couple(s) au bord de l’extase : Peace, Love, et plus si affinités » (2012) de David Wain, le films « Bondage Ecstasy » (« Ecstasy Game », 1989) d’Hisayasu Sato, le film « Knives Out » (2019) de Rian Johnson, etc. Par exemple, dans le film « Pride » (2014) de Matthew Warchus, la camionnette LGBT porte une énorme inscription qui est bien signifiante « OUT LOUD : Theater Group ».
Les héros homosexuels cherchent à transgresser les quatre piliers du Réel que sont la différence des sexes, la différence des générations, la différence des espaces et la différence entre Créateur et créatures. C’est pour cette raison que leur rapport aux frontières est idolâtre : « Hier encore, nous étions trois à la frontière. » (la toute première de la voix-off dans le film « Partisane » (2012) de Jule Japher Chiari) ; « De quel côté du monde la frontière vous rassure ? » (cf. la dernière phrase dans le one-woman-show d’Océane Rose Marie, La Lesbienne invisible, 2009) ; « Tu as brisé plus de barrières que n’importe qui. » (Virginia Woolf s’adressant à son amante Vita Sackville-West juste après qu’elle l’a fait jouir au lit, dans le film « Vita et Virginia » (2019) de Chanya Button) ; etc. Ils sont fascinés autant qu’horripiler par elles : cf. le roman Borderline (1930) de Kenneth McPherson, le roman On The Frontier (1938) de Wystan Hugh Auden, le roman Reivindicación Del Conde Don Julián (1970) de Juan Goytisolo, la chanson « Borderline » de Madonna, la chanson « Je te rends mon amour » de Mylène Farmer, la nouvelle « El Marqués De Sebregondi Llega Y Retrocede » (1988) d’Osvaldo Lamborghini, le roman Borderlands/La Frontera : The New Mestiza (1987) de Gloria Anzaldúa, le roman El Lugar sin Límites (1966) de José Donoso, le film « Le Marginal » (1983) de Jacques Deray, le film « Frontière chinoise » (1965) de John Ford, le film « Ce Lieu sans limite » (1977) de Arturo Ripstein, le film « Varuh Meje » (« Garde Frontière », 2001) de Maja Weiss, le film « Peau neuve » (1998) d’Émilie Deleuze, le film « Segunda Piel » (1999) de Gerardo Verda, le roman Piiririik (Pays frontière, 1993) d’Emil Tode, le film « Hors les murs » (2012) de David Lambert, le film « Fronteras » (2016) de Mikel Rueda (avec Rafa et Ibrahim l’immigré), etc. Par exemple, dans le film « Ander » (2009) de Roberto Castón, le prénom du héros homo de l’histoire, Ander, signifie « ailleurs » en allemand. Dans le film « Imagine You And Me » (2005) d’Ol Parker, Rachel, l’héroïne lesbienne, mariée de force à Heck, commence à s’homosexualiser en louvoyant avec les frontières : le balcon (« Heck panique dès que je m’approche du bord. »), les sentiments (« Est-ce que tu as déjà franchi la ligne ? » demande-t-elle à Luce, sa future amante).
L’extase, facilitée par l’orgasme érotique, l’émotion visuelle « artistique », la tendresse et l’absorption de drogues, ça a l’air « fun » comme ça, dans l’instant. Ça « transporte ». « On se tire à l’étranger. » (le couple lesbien Shirin/Atefeh dans le film « Circumstance », « En secret » (2011) de Maryam Keshavarz) ; « On va rester en extase toute notre vie. » (Burger dans la comédie musicale HAIR (2011) de Gérôme Ragni et James Rado) ; etc. La sortie de sa sphère de conscience produit les effets euphorisants de la cocaïne : « L’extase est sacrée. » (cf. le poème « Howl » (1956) d’Allen Ginsberg) ; « Sublimé, magnifié, déifié, dédoublé, multiplié, détaché de ton corps qui n’était qu’un décor te voilà prêt à survivre aux hommes et à la mode. » (cf. la chanson « Silverscreen » du Teenager dans la comédie musicale La Légende de Jimmy) ; « Comme si j’étais quelqu’un d’autre et que j’observais tout ce que je faisais. » (Franz, le héros homosexuel dans la pièce Gouttes dans l’océan (1997) de Rainer Werner Fassbinder) ; « Je me sens si différent. Comme si avant, j’avais un corps mais j’étais pas dedans. » (Didier, le héros qui croyait être hétéro, après avoir vécu son expérience homo, dans la pièce À quoi ça rime ? (2013) de Sébastien Ceglia) ; « Nous avons dû passer des heures à nous caresser. J’avais la sensation de vivre hors de mon corps, et hors du temps. » (Anamika, l’héroïne lesbienne racontant sa liaison avec Linde, dans le roman Babyji (2005) d’Abha Dawesar, p. 30) ; « J’me sens tellement extérieur. Comme ces gens qui quittent leur corps. » (Martin dans la pièce Scènes d’été pour jeunes gens en maillot de bain (2011) de Christophe et Stéphane Botti) ; « J’ai besoin de m’extérioriser. » (Jean-Paul dans la pièce Folles Noces (2012) de Catherine Delourtet et Jean-Paul Delvor) ; « Mais l’extase aussi, c’est lumineux. » (Mario dans la pièce Quand mon cœur bat, je veux que tu l’entendes… (2009) d’Alberto Monbardo) ; « J’adore toutes les expériences. Surtout les sorties de corps. » (Érik Satie dans la pièce Érik Satie… Qui aime bien Satie bien (2009) de Brigitte Bladou) ; « Je vais me transférer moi-même. » (le père Adam, homosexuel, dans le film « W imie… », « Aime… et fais ce que tu veux » (2014) de Malgorzata Szumowska) ; « Le corps extase, envie, mon corps genre, sexe, orgasme, comme un médium de plaisir, le terrain des amours et des haines, de soi et des autres, le terrain de l’autre. Le corps autre. » (la voix narrative de la pièce Mon cœur avec un E à la fin (2011) de Jérémy Patinier) ; « Dans sa chambre, isolés du monde, j’étais revenu tellement de fois, avec enthousiasme, extase, sur ce pont, sur ce mystère. » (Omar en parlant de la chambre de son amant Khalid, dans le roman Le Jour du Roi (2010) d’Abdellah Taïa, p. 170) ; « J’étais en extase devant toi. Tout ce que tu disais, tes regards malicieux, tes sourires moqueurs, tes mimiques… tout me fascinait ! » (Bryan s’adressant à son amant Kévin, dans le roman Si tu avais été… (2009) d’Alexis Hayden et Angel of Ys, p. 81) ; « L’extase a toujours lieu, toujours, ça n’est jamais arrivé que mon âme ne s’envole pas pendant que mon corps s’imprimait dans le faux cuir, mais chaque fois j’ai peur de ne rien ressentir, d’arriver à ce point de saturation où une seule écoute gâchera à tout jamais le plaisir que je trouve à écouter cette scène presque chaque jour depuis si longtemps. […] Je connais deux ou trois minutes de pure extase. Le miracle a encore eu lieu, merci monsieur Puccini. » (le narrateur homosexuel parlant de l’opéra La Bohème de Puccini dans le roman La Nuit des princes charmants (1995) de Michel Tremblay, pp. 17-19) ; « Écrire ‘Orlando’ m’a procuré la plus grande extase que j’aie jamais connue. » (Virginia Woolf, l’écrivaine lesbienne parlant de son autobiographie, dans le film « Vita et Virginia » (2019) de Chanya Button) ; etc.
Par exemple, dans le film « La Vie d’Adèle » (2013) d’Abdellatif Kechiche, Joachim, l’artiste bobo bisexuel, vante l’amour lesbien et soutient que l’extase orgasmique ne pourrait être véritablement atteint que par les femme : « Je suis persuadé que l’orgasme féminin est mystique. » Dans la pièce Fixing Frank (2011) de Kenneth Hanes, l’injonction « Dehors ! » est la formule magico-thérapeutique pour faire partir l’ennemi ou la moindre contrariété.
b) Une extériorisation dramatique :
Les contrecoups ou les moteurs de cette recherche d’un paradis hors de soi sont beaucoup moins poétiques : haine de soi et du monde, déception, dépression, réveil douloureux, schizophrénie, expérience du choc de ses limites par la souffrance ou la mort : « En prenant le plaisir que je voulais avec ma cousine, je fus envahie d’une extase aussi soudaine qu’étrange. […] C’est bien le curieux de la nature humaine qui porte souvent plus d’intérêt à la conquête qu’à ce qui pourtant déjà existe, si beau, dans sa maison. » (Alexandra, la narratrice lesbienne du roman Les Carnets d’Alexandra (2010) de Dominique Simon, pp. 65-70) ; « Comme je chéris ces larmes, bien plus douces, sachez-le, que celles de l’extase ! » (Émilie s’adressant à son amante Gabrielle, dans le roman Je vous écris comme je vous aime (2006) d’Élisabeth Brami, p. 178) ; « Plus de centre, tout m’est égal… Je vis hors de moi et je pars… » (cf. la chanson « Comme j’ai mal » de Mylène Farmer) ; « Sans logique, je me quitte, aussi bien satanique qu’angélique. » (cf. la chanson « Sans logique » de Mylène Farmer) ; « Où suis-je ? Où ? C’est chez moi ici ? C’est bien chez moi, voici mon corps à côté de celui de mon chien. » (« L. », le narrateur transgenre M to F, dans la pièce Le Frigo (1983) de Copi) ; « Ah ! n’être plus moi-même, murmura-t-il, cesser d’être moi-même pendant une heure ! » (Fabien dans le roman Si j’étais vous (1947) de Julien Green, p. 49) ; « Je voudrais être opium, me ferai narguilé, particule d’hélium, partir toute en fumée. » (cf. la chanson « Serais-tu là ? » de Mylène Farmer) ; « Fragile abîme, pâle horizon » (cf. la chanson « Réveiller le monde » de Mylène Farmer) ; « Voici la vie de pédé ! Étranglé et presque noyé pour mille misérables francs quand je ne faisais que chercher l’extase de l’aventure ! » (Pédé dans la pièce Les Escaliers du Sacré-Cœur (1986) de Copi) ; « C’est un peu ça. Des fois, j’ai l’impression d’être un étranger dans ce corps. Je ne sais pas si c’est le mot qui va bien. C’est plus l’impression de désaccord, de perte de contrôle, avec des envies, des pulsions et des idées que je préférerais ne pas avoir, dans lesquelles je ne me reconnais pas, qui me mettent mal à l’aise… Tu comprends ? » (Kévin parlant à son amant Kévin, dans le roman Si tu avais été… (2009) d’Alexis Hayden et Angel of Ys, p. 374) ; « Dalida est une fuite en avant vers nulle part. » (l’actrice jouant Dalida dans le spectacle musical Dalida, du soleil au sommeil (2011) de Joseph Agostini) ; « Je n’ai jamais été à ma place. » (Adineh l’héroïne transsexuelle F to M, dans le film « Facing Mirrors : Aynehaye Rooberoo », « Une Femme iranienne » (2014) de Negar Azarbayjani) ; « Je suis un enfant hors de chez lui. Mon corps est un étranger. » (la figure de Sergueï Eisenstein, homosexuel, dans le film « Que Viva Eisenstein ! » (2015) de Peter Greenaway) ; « On m’arrêtera à la frontière. » (Tareq, le héros homosexuel syrien, dans le film « A Moment in the Reeds », « Entre les roseaux » (2019) de Mikko Makela) ; etc.
Il n’est jamais bon de se fuir et de prétendre retrouver un « plus que soi-même » loin de soi, loin de ses frontières (corporelles, humaines, spirituelles) de créature divine !
Par exemple, dans le roman Le Jour du Roi (2010) d’Abdellah Taïa, Omar, dans la forêt, propose à son amant Khalid de s’échanger les identités avant de l’assassiner : « On sort de soi. » (p. 138) Dans la performance Nous souviendrons-nous (2015) de Cédric Leproust, le narrateur adulte, qui vit pourtant hors de sa sphère de conscience, joue à être un fœtus qui n’est pas encore sorti du ventre de sa mère, et parle de lui à la troisième personne : « Je suis pourtant dedans. Je vais le raconter par dedans. »
FRONTIÈRE À FRANCHIR AVEC PRÉCAUTION
PARFOIS RÉALITÉ
La fiction peut renvoyer à une certaine réalité, même si ce n’est pas automatique :
a) La sortie du corps par le fantasme de l’« Être-pour-les-autres » et de la transgression des frontières :
Le rejet de la Réalité chez la majorité des personnes homosexuelles commence par le désir d’échapper à son corps mortel. Cela serait rendu possible grâce à l’extase, c’est-à-dire la sortie de soi, la séparation de la corporalité naturelle et de l’âme , l’expérience impersonnelle de l’absence qui n’est pas la vraie mort – puisque la mort est toujours irréductiblement personnelle – mais une fuite de sa sphère de conscience. Énormément d’auteurs homosexuels s’inspirent de l’extase : cf. le docu-fiction « N’importe où hors du monde » (2012) de François Zabaleta, la maison éditoriale de films gays Out Play, le magazine homosexuel Out, le festival Cinémarges à Bordeaux, etc. (par exemple, Zo d’Axa est le fondateur de la revue L’En-Dehors en 1891). Ils parlent de la nécessité de « s’affranchir de l’esclavage corporel » (cf. l’article « Procréation Médicalement Assistée » de Marcela Iacub, dans le Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (2003) de Didier Éribon, p. 380) : « Ma peau me dérange, il faudrait l’arracher ! » (Karin Bernfeld, Apologie de la passivité (1999), p. 21)
L’extase est entendue comme « un désir de ne plus être, un désir de rupture avec l’identité » (Néstor Perlongher, « Poesía Y Éxtasis » (1990), dans le recueil d’articles Prosa Plebeya (1997), p. 150). Néstor Perlongher, le poète homosexuel argentin, définit « l’éclair de l’extase » comme « un instant de fusion, de sortie de soi » (idem, p. 20) : « Rien n’est plus réel que l’extase. » (Néstor Perlongher, « La Religión De La Ayahuasca » (1992), idem, p. 164)
Symboliquement, l’extase est souvent illustrée par la traversée d’un miroir. Grâce à elle, le marginal homosexuel passerait d’une rive à l’autre (« Il se trouve de l’autre côté. Le dos tourné. Il est les autres » nous dit Néstor Perlongher dans son article « Poesía Y Éxtasis » (1990), et procurerait à l’individu qui s’y identifie la satisfaction de « se sentir Dieu » (p. 153). Par exemple, Walt Whitman aime à se définir comme un « poète cosmique ».
Les individus homosexuels pratiquants cherchent à transgresser les quatre piliers du Réel que sont la différence des sexes, la différence des générations, la différence des espaces et la différence entre Créateur et créatures. C’est pour cette raison que leur rapport aux frontières est idolâtre : ils sont fascinés autant qu’horripiler par elles : « Le passage des frontières et cette émotion qu’il me cause devaient me permettre d’appréhender directement l’essence de la nation où j’entrais. » (Jean Genet, Journal du voleur (1949), p. 54) ; « Au début des années 1970, les frontières sexuelles s’estompent. » (la voix-off dans le documentaire « Somewhere Over The Rainbow » (2014) de Birgit Herdlitschke, diffusé en juillet 2014 sur la chaîne Arte) ; « Je me regarde dans cet appartement, comme si j’étais ailleurs. Ailleurs ! J’ai toujours vécu en quelque sorte ailleurs, pays que connaissent tous ceux pour qui c’est l’appel d’un monde au-delà des apparences. » (Julien Green, L’Arc-en-ciel, Journal 1981-1984, 13 juin 1981, p. 40) ; etc. Par exemple, Néstor Perlongher revendique sa « passion pour les limites » et son irrésistible besoin de « se pencher au bord des abîmes » (Néstor Perlongher, Prosa Plebeya (1997), pp. 20-21). Il définit l’action du marginal homosexuel comme un « travail frontalier » (idem, p. 16).
A l’heure actuelle, le discours queer de l’idéologie du Gender utilise abondamment le lexique de la « frontière » à dépasser, à déconstruire, à travestir, à transcender, et en réalité à détruire. « La meilleure position sera alors peut-être celle que préconise Michel Foucault : ‘On doit échapper à l’alternative du dehors et du dehors, il faut être aux frontières.’ Aux frontières ? Oui, mais pour les abolir. » (Louis-Georges Tin, Homosexualités : Expression/Répression (2000), p. 16) ; « Tout l’enjeu de ce film est de savoir s’il faut ou non dépasser les frontières, tant bien géographiques que psychologiques. » (cf. le commentaire queer indigent du film « La Robe de mariée » (2009) de Viktoria Dzurenkova, dans la plaquette du 16e Festival Chéries/Chéris du Forum des Images, du 12 au 21 novembre 2010) ; etc. Selon Didier Roth-Bettoni, par exemple, l’amour homosexuel « transgresse toutes les barrières des genres » (Didier Roth-Bettoni, L’Homosexualité au cinéma (2007), p. 549). Ça ne veut rien dire, mais ça fait joli, combatif, élancé. Dans le one-woman-show Mâle Matériau (2014) d’Isabelle Côte Willems, la narratrice transgenre F to M se propose de « passer d’un camp à l’autre ».
Comment l’extase se traduit dans le vécu des personnes homosexuelles ? En clair, le coming out (littéralement « sortie du placard » = révélation de son homosexualité) renvoie à l’euphorie éphémère/excitante de l’extase identitaire (une extase matinée d’orgueil d’avoir l’impression d’être un facteur de déstabilisation politique). « Moi, je suis une artiste brute. J’ai besoin d’aller jusqu’au bout de moi-même. » (David Forgit, le travesti M to F, dans son one-(wo)-man show Désespérément fabuleuses : One Travelo And Schizo Show, 2013) ; « Tu as encore ton extase ? » (Ernestito s’adressant à Alfredo Arias, dans l’autobiographie Folies-Fantômes (1997), p. 229) ; « Ma vie est sur le bas-côtés. Je suis habitué à ce ton gris. Ça ne me gêne pas, c’est les autres que ça gêne. » (Florian dans l’autobiographie Le Privilège des jonquilles, Journal IV (2006) de Pascal Sevran, p. 86) ; « Un homosexuel est un être aérien, sans attaches, sans lieu fixe qui lui soit propre […]. Nous sommes toujours suspendus en l’air, aux aguets. Notre condition aérienne est parfaite et c’est très bien que l’on nous ait affublés de noms d’oiseaux. Nous sommes des oiseaux parce que nous sommes toujours en l’air, un air qui n’est pas non plus à nous – rien n’est à nous, d’ailleurs – mais au moins il est sans frontières. » (Reinaldo Arenas, El Color Del Verano (1991), p. 480) ; etc.
D’ailleurs, l’homosexualité étant une sexualité plus extatique et anti-biologique, il est logique qu’elle concerne davantage les hommes : « Le sexe du garçon est très apparent, il est extérieur à lui-même et on le voit. Le sexe de la femme n’est pas très apparent, il est surtout intérieur à elle-même, et on n’en voit que l’entrée. […] Le mot ‘éjaculation’ veut dire lancer avec force, ‘lancer comme une flèche’. L’éjaculation procure un plaisir intense à l’homme, et à sa femme aussi s’il a su l’attendre. » (Inès Pélissié du Rausas, S’il te plaît, Maman, parle-moi de l’amour (2013), pp. 22-23)
Sur le terrain amoureux et de la pratique homosexuelle/homo-sensuelle, l’extase est rêvée comme une délectation de la luxure, des plaisirs interdits socialement, de la perversion (dans le sens de « non-contrôle des pulsions »), une jouissance de la transgression, un hommage à la sexualité spirituelle (cf. les liens entre homosexualité et tantrisme) : « Moi, l’homme du dehors, l’amoureux de la nature » (Denis Daniel, Mon théâtre à corps perdu (2006), p. 69) ; « J’ai accueilli son sperme tiède dans ma bouche avec extase, comme une hostie. » (idem, p. 96) ; « Abdellah, mon ami, mon copain, qui se transformait pour moi en un corps qui n’existait que par et pour l’extase. » (Abdellah Taïa, Une Mélancolie arabe (2008), p. 12) ; « C’est très important et très rassurant quand on pratique le sexe à plusieurs. C’est comme si on faisait abstraction de nos corps et qu’il ne restait plus que notre amour ! » (cf. le dossier Têtu sur la fidélité dans la revue Têtu, n°65, mars 2002) ; « L’extase vespérale ! » (Michel Bellin, Impotens Deus (2006), p. 62) ; « Nous sommes arrivés à la plage pour nudistes si bien que Marc a pu se rincer l’œil tout à son aise. Il est notamment resté un bon moment en extase devant des éphèbes qui jouaient au volley sans un fil sur le corps. » (Paula Dumont parlant de son meilleur ami gay, dans son autobiographie La Vie dure : Éducation sentimentale d’une lesbienne (2010), p. 146) ; etc.
Mais « l’être à l’extérieur » n’est effectif que dans le monde de la représentation et des utopies. « On vous donne un corps, diffusez-le ! » (Fabrice Hybert cité dans l’article « Art » d’Élisabeth Lebovici, dans le Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (2003) de Didier Éribon, p. 48) Le fantasme de la déterritorialisation, qui serait permise par la puissance désirante extatique, traduit une volonté de « dépassement des différences et des identités » (Roberto Echavarren, Performance, Género Y Transgénero (2000), pp. 20-24), non une reconnaissance exigeante et humble des différences, ni un ancrage dans la Réalité. « Le sens de la réalité leur échappe parce qu’ils ont fait pour ainsi dire l’économie de l’étape œdipienne et que la séparation entre Moi et non-Moi n’existe pas pour eux. Leur vision du monde est de type fusionnel. » (Philippe Muray, Festivus festivus : Conversations avec Élisabeth Lévy (2005), p. 97) ; « La générosité de Coco [homme transgenre M to F] était légendaire. Il avait fondé des foyers pour personnes en détresse : à Rome, à Paris, et maintenant ici. Son âme de mamma juive n’avait pas de frontière et le malheur des autres était une source inépuisable d’affection. » (Alfredo Arias, Folies-Fantômes (1997), p. 95) ; « À la longue, cet art du subterfuge m’est devenu aussi familier qu’une seconde peau. Je passais de mon monde intérieur au monde des autres sans même m’en apercevoir. Je finissais par croire que toute ma vie se déroulerait sous le signe du faux-semblant. » (Brahim Naït-Balk, Un Homo dans la cité (2009), p. 23) ; etc.
b) Une extériorisation dramatique :
Dans l’idée, l’extase se veut ouverture généreuse à l’universelle Humanité, à la transcendance divine, aux rêves humanistes de communion fraternelle, au « Cosmos », au dépassement de soi sublimant le sacrifice d’amour. On serait tous des anges qui feraient l’amour ensemble, chastement et libertinement ! En réalité, cette extériorisation est majoritairement schizoïde et narcissique, jusque-boutiste, comme en témoigne le cri de Narcisse dans les Métamorphoses d’Ovide : « Pourvu que je puisse me détacher de mon corps ! » L’extase renvoie à la mort, plus psychique que réelle, et à la victoire supposée de l’individu sur celle-ci : cf. le documentaire « Frida Kahlo, entre l’extase et la douleur » (2002) d’Ana Vivas
Beaucoup de personnes homosexuelles n’apprécient pas d’entendre que leur désir puisse être narcissique parce que dans le langage courant, narcissisme égale égoïsme. Or le narcissisme ne signifie pas seulement l’amour excessif de soi, mais plus radicalement la division du Moi avec lui-même, un désir de disparition, tout autant que la perte dans le moi : Narcisse sombre dans son image (… en séries) et bute sur ses limites. « Nul centre, mais toujours des décentrements, des séries. » (Michel Foucault, Dits et Écrits I (2001), p. 944)
L’extase exige la fusion destructrice et la rupture radicale avec soi-même, la substitution ou la superposition aux autres. La perdition dans la consommation mutuelle. La chute et la mort, en gros : cf. l’essai Algérie, l’extase et le sang (2002) de Michel del Castillo. « Mon extase dura plus d’une demi-heure. » (Gaël-Laurent Tilium, Recto/Verso (2007), p. 170) ; « C’est que vous étiez au-dedans de moi, et, moi, j’étais en dehors de moi ! Et c’est là que je vous cherchais ; ma laideur se jetait sur tout ce que vous avez fait de beau. Vous étiez avec moi et je n’étais pas avec vous. » (Saint Augustin, Les Confessions, IVe siècle, pp. 231-232) ; « Je flairais un brin d’allégresse, lorsque la sensation de ses doigts pour me pousser à danser contre lui pénétrait sur ma chair, créant une vive douleur. Cependant, je désirais cette souffrance pour reprendre conscience de mon corps, comme emporté loin de moi par la vague de plaisir. […] Ruisselant de sueur, il me mordillait les fesses en cherchant à introduire d’une manière décidée, son majeur dans mon orifice anal. La douleur me pinçait. En dépit du retrait que désirait ma conscience, mon corps finit sa course, prisonnier comme ces vers de terre au bout d’un hameçon. » (Berthrand Nguyen Matoko, Le Flamant noir (2004), pp. 66-68) ; « Un soir, un peu plus calme que d’habitude, par une douce fraîcheur d’hiver, une envie, une folie peut-être, je me transportais hors de chez moi. J’avais comme le sentiment qu’il me fallait à tout prix remuer mon corps, complètement excité, dans une des boîtes de nuit de Paris. » (idem, p. 131) ; « C’est ça, la mort. La vraie mort. La mort directe, consciemment. […] Se détacher de son corps, du monde, en vitesse, dans l’effarement. » (Abdellah Taïa, Une Mélancolie arabe (2008), p. 94) ; etc.
On comprend aisément pourquoi certaines personnes homosexuelles ou icônes gays montrent dans leurs clips qu’elles partent en fumée ou en poussière (cf. les chansons « Remember the Time » et « Ghosts » de Michael Jackson, « Fuck Them All » et « Serais-tu là ? » de Mylène Farmer, « Frozen » de Madonna, etc.).
La pratique homosexuelle est liée à un contexte d’effacement des limites, de crise identitaire et d’effondrement social : « Quand quelqu’un va s’attaquer à l’homosexualité sous l’Occupation, on va bien rigoler ! J’ai commencé à travailler sur l’homosexualité à Ravensbrück… Je peux vous dire… C’est une époque où il n’y a plus de frontières. Tout est décuplé. » (Marie-Jo Bonnet, en pleine conférence « Violette Morris, histoire d’une scandaleuse », le 10 octobre 2011, au Centre LGBT de Paris)
Et soit dit en passant, la violence du coming out (= caricature de soi-même par la réduction identitaire à ses pulsions sexuelles) et du outing (= révélation forcée d’une homosexualité) illustre bien les liens de coïncidence entre extase homosexuelle et viol.
Je vous renvoie, en lien avec ce code sur l’extase, au code « Adeptes des pratiques SM » de mon Dictionnaire des Codes homosexuels, et notamment toute la partie dédiée à saint Sébastien.
Pour accéder au menu de tous les codes, cliquer ici.