Cercueil en cristal
NOTICE EXPLICATIVE :
Beaucoup de choses dans la vie (peur, jalousie, violence, honte, souffrances, etc.) peuvent nous enfermer et nous replier sur nous-mêmes. Précisément dans les moments où nous nous sentons ou bien sommes méprisés, isolés, utilisés, exposés comme des objets, contrôlés, possédés, limités. Mais nous ne nous en rendons pas toujours compte, a fortiori les fois où nous sommes complices de ce cloisonnement, ou bien lorsque nos bonnes intentions (sentimentales surtout) rendent les barreaux de notre prison invisibles à nos yeux. Se traiter ou être traité comme un objet, même si ça isole, peut apporter la satisfaction temporaire du narcissisme et du donjuanisme. Certes, je suis peut-être incarcéré par mon geôlier, mais il me traite quand même vachement bien ; j’ai l’impression d’être aimé et d’être moi-même dans mon placard en plexiglas qui me donne malgré tout une vue imprenable sur le monde extérieur, une reconnaissance inédite et subversive !
L’identité homosexuelle et la pratique amoureuse homosexuelle, qui sont objectivement des carcans enfermants, caricaturaux et faux car ils éloignent la personne qui s’y adonne des deux trésors qui font son identité, son amour et sa joie profondes – la différence des sexes et la différence entre Créateur et créatures – (qui peut, en effet, se réduire à ses pulsions, à ses fantasmes ? à ses tendances sexuelles, aux personnes qui l’attirent sexuellement, à sa pratique au lit ? Personne) constituent pourtant des refuges parfaits pour un individu en panne d’identité, ou blessé par des mauvais exemples d’expérience de la différence des sexes ou d’Église. En plus, elles sont tellement enrobées socialement de bons sentiments – on les appelle « amour », « vérité totale de l’individu », « liberté » – qu’elles ont tout pour être considérées comme la vitrine ouverte sur le Monde, la prisons invisible dans laquelle on nous fait croire que d’y rentrer revient à en sortir, à s’émanciper, à quitter le placard (« coming out » signifie « sortir du placard »). « In & Out » comme l’a filmé Frank Oz !
Mais les nombreuses références des personnes homosexuelles (pratiquant leur homosexualité) à la souffrance de vivre dans une cage de verre où elles se sentent végéter comme dans un cercueil, malgré un coming out apparemment réussi et une vie de couple homo apparemment installée et satisfaisante aussi, nous mettent la puce à l’oreille. La place des synesthésies dans leurs écrits (autrement dit une ultra sensibilité, qui confine à la sensiblerie mais aussi à la plainte muette qui n’a pas conscience de sa détresse) est d’autant plus intéressante qu’elle montre implicitement que le contact qu’elles établissent avec le monde extérieur est souvent dévitalisé, se fait à travers la vitre du miroir jamesbondien. Et nous découvrons que l’enfermement impulsé par l’identité et la pratique homosexuelles est bien réel.
N.B. : Je vous renvoie également aux codes « Eau », « Amant narcissique », « Ennemi de la Nature », « Miroir », « Vampirisme », « Femme allongée », « Couple homosexuel enfermé dans un cinéma », « Frankenstein », « Île », « Chevauchement de la fiction sur la Réalité », « Milieu homosexuel paradisiaque », « Un Petit Poisson, Un Petit Oiseau », « Entre-deux-guerres », « Déni », « Femme au balcon », « Mort », « Sommeil », « Planeur », « Cirque », « Inversion », et aux parties « Diamants » et « Momie » du code « Homme invisible » dans mon Dictionnaire des Codes homosexuels.
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FICTION
a) Enfermé sous une plaque de verre :
Bien souvent, dans les fictions homo-érotiques, il est question d’un cercueil en cristal où le héros homosexuel est parfois enfermé : cf. le film « Behind Glass » (1981) de Ab Van Leperen, le roman Le Cercueil de cristal (1920) de Maurice Rostand, le film « Another Gay Movie » (2006) de Todd Stephens, le film « Les Résultats du Bac » (1999) de Pascal Alex Vincent, le roman La Confusion des sentiments (1928) de Stefan Zweig, le film « El Techo De Cristal » (1971) d’Eloy de la Iglesia, la photo Sense Of Space (2000) des frères Gao, le vidéo-clip de la chanson « Dégénération » de Mylène Farmer, le vidéo-clip de la chanson « Au commencement » d’Étienne Daho, le vidéo-clip de la chanson « Chanson d’ami » de Zazie, le film « Ma Mère » (2003) de Christophe Honoré, le film « Morrer Como Um Homen » (« Mourir comme un homme », 2009) de João Pedro Rodrigues (avec le héros transsexuel M to F Rosário face à l’aquarium carré), le film « Kaboom » (2010) de Gregg Araki, le film « La Cage dorée » (2020) de Ruben Alvès, etc.
Par exemple, dans le roman La Vie est un tango (1979) de Copi, la salle de bains hexagonale de Jolie est entourée de miroirs. Dans la pièce Confessions d’un vampire sud-africain (2011) de Jann Halexander, il n’y a pas de miroirs à l’Hôtel du Transsilvania, au grand damne de Prétorius, le vampire homosexuel. Dans le film « Métamorphoses » (2014) de Christophe Honoré, Orphée, du fond du lac où il se trouve immergé, voit le plafond aquatico-humain qui s’est formé au-dessus de sa tête. Dans le film « Praia Do Futuro » (2014) de Karim Aïnouz, les trois héros homosexuels sont aux bords de la mer dans un abri de secouristes vitrés et sans toit.
Dans le film « Naissance des pieuvres » (2007) de Céline Sciamma, Marie et Florianne, qui se sont connues à la natation synchronisée (là où, du fond du bassin, elles voient souvent le plafond de verre aquatique), font de la poésie à deux sous, allongées amoureusement sur un matelas en regardant le plafond de leur chambre : « Le plafond, c’est sûrement le dernier truc que voient plein de gens. Au moins 90% des gens qui meurent, tu crois pas ? En plus, quand tu meurs, la dernière chose que tu vois, elle reste imprimée dans ton œil. Un peu comme une photo. T’imagines le nombre de personnes qui ont des plafonds dans les yeux ? » dit « métaphysiquement » Marie. Et Floriane de s’extasier devant tant de profondeur : « Je ne regarderai plus jamais le plafond comme avant. »
« Comme d’un cercueil vert en fer-blanc, une tête de femme à cheveux bruns fortement pommadés » (Arthur Rimbaud, « Vénus Anadyomène », Poésies 1869-1872) ; « Dans mon lit, là, de granit, je décompose ma vie. […] Emmarbrée dans ce lit-stèle, je ne lirai rien ce soir. » (cf. la chanson « Paradis inanimé » de Mylène Farmer) ; « Ce bruit que fait ce tourniquet en se déplaçant sur son axe, cette espèce de miaulement triste, je l’entends quelquefois quand j’essaie de me recueillir, et je l’entendrai sans doute sur mon lit de mort, à l’heure des tentations dernières. » (Emmanuel Fruges à propos d’un tourniquet rempli de cartes postales, dans Julien Green, Si j’étais vous (1947), Éd. Plon, Paris, 1970, p. 150) ; « En regardant autour de lui il avait l’impression d’explorer un coin secret de sa mémoire, de se promener à l’intérieur de son propre cerveau. Les cartes se trouvaient là-bas. […] Il examina une carte ou deux (dans la pénombre on y voyait à peine), puis de l’index il poussa un peu le tourniquet qui fit entendre un espèce de miaulement. À côté de ce tourniquet, il y en avait un autre qui offrait aux regards des portraits d’acteurs et d’actrices. Camille jeta un coup d’œil sur ces visages satisfaits et se sentit tout à coup envahi d’une tristesse profonde. Ce tourniquet miaulait aussi en se déplaçant sur son axe. ‘Qu’est-ce que j’ai donc ? pensa le jeune homme. Ce bruit, ce grincement a quelque chose qui serre le cœur.’ » (Camille dans la papeterie, Idem, p. 293) ; « Il y avait des miroirs partout chez elle. » (Océane Rose-Marie parlant d’une de ses amies lesbiennes, dans son one-woman-show La Lesbienne invisible, 2009) ; « Je passais prendre la bouillotte et embrasser grand-mère, que je surprenais souvent à moitié déshabillée, danseuse obèse et déchue, environnée de tout un Niagara de dentelles, de chairs gélatineuses qui moutonnaient à l’infini par la grâce du double reflet de l’armoire à glaces et de la psyché. Ces miroirs étaient le seul luxe en ce logis […] » (le narrateur homosexuel décrivant sa grand-mère, dans la nouvelle « La Carapace » (2010) d’Essobal Lenoir, p. 12) ; « Et dans ma prison de verre, moi je ne sais plus comment faire. » (c.f. la chanson « Des larmes » de Mylène Farmer) ; etc.
Certains personnages homosexuels ont même choisi le cercueil en cristal comme leur passion, leur métier et leur vie. C’est le cas de certains patineurs artistiques, enfermés dans leur palais de glace : cf. le film « Ma vraie vie à Rouen » (2002) d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau (Étienne, homosexuel, est patineur professionnel), le one-man-show Hétéro-Kit (2011) de Yann Mercanton, etc. Par exemple, dans le film « The Boys In The Band » (« Les Garçons de la bande », 1970) de William Friedkin, Emory, le héros homosexuel le plus efféminé de la bande, affirme avoir « fait du patin à glace » dans sa jeunesse.
b) La vitrine agréable de l’homosexualité et de l’état amoureux homosexuel :
La révélation de l’homosexualité du héros homosexuel est présentée comme la sortie d’un placard invisible : cf. le vidéo-clip de la la chanson « It’s OK To Be Gay » de Tomboy. « Aujourd’hui, c’est toi qui dois sortir du placard. Et dire à ton père que tu m’aimes. » (Rozidanio s’adressant à son amant Chris, dans la pièce Happy birthgay papa ! (2014) de James Cochise et Gloria Heinz) Par exemple, dans le film « In & Out » (1997) de Frank Oz, Cameron Drake, l’acteur hétéro gay friendly, qui a été oscarisé pour son rôle de gay, déclare que « d’aucun placard il ne saurait sortir ». Dans la pièce La Thérapie pour tous (2015) de Benjamin Waltz et Arnaud Nucit, le Dr Katzelblum, homosexuel, a écrit un livre intitulé Sortir du placard par la petite porte.
Et la vie de couple homosexuel s’apparente à une nouvelle bulle. Par exemple, dans la pièce Big Shoot (2008) de Koffi Kwahulé, c’est le couple homosexuel qui est présenté comme une prison de verre : « Dans une cage de verre carrée, deux hommes. »
Il est fréquent de retrouver des scènes de films homo-érotiques où le héros homosexuel et son amant « font l’amour » dans une chambre entourée de miroirs : cf. le film « New York City Inferno » (1978) de Jacques Scandelari (entre Paul et un de ses amants de passage), le film « Vil Romance » (2009) de José Celestino Campusano (entre César et Roberto), le film « Hedwig And The Angry Inch » (2001) de John Cameron Mitchell (avec Tommy recherchant son amant Hedwig dans la forêt de linge étendu), le film « Átame » (« Attache-moi », 1987) de Pedro Almodóvar, le film « Grande École » (2003) de Robert Salis, le film « Boat Trip » (2003) de Mort Nathan, le film « Children Of God » (« Enfants de Dieu », 2011) de Kareem J. Mortimer, etc. L’« amour » homosexuel est montré en quelque sorte comme un « narcissisme à deux » (cf. je vous renvoie au code « Amant narcissique » de mon Dictionnaire des Codes homosexuels).
« Nous sommes revenues plusieurs fois dans la chapelle, et à chaque fois tu me tendais le miroir. Tu as mis du rose sur mes paupières, sur ma bouche, du noir sur mes cils […]. En voyant le résultat, tu battais des mains, m’embrassais comme on embrasse son reflet. » (Cécile s’adressant à son amante Chloé, dans le roman À ta place (2006) de Karine Reysset, p. 39) ; « Mon placard d’amour. » (un personnage homo s’adressant à un autre, dans la comédie musicale Encore un tour de pédalos (2011) d’Alain Marcel) ; « Avec Terrier on baisait de mieux en mieux. J’avais l’impression de lui faire du bien. J’étais la première personne à qui il avait dit qu’il était séropo. Il faut dire qu’il avait appris ça la première fois qu’il avait fait un test, à vingt ans. Sept ans plus tôt, donc. Depuis qu’il me l’avait avoué il ne faisait plus ses cauchemars où on lui clouait son cercueil sur la tête et où il poussait sur la planche de toutes ses forces mais ça ne s’ouvrait pas et là il se réveillait. Je l’avais aussi un peu relooké. Obligé à couper la mèche qui lui cachait le visage et aussi les ongles qu’il portait longs. Il était beaucoup plus beau. Peut-être un peu moins timide. » (Guillaume Dustan, Dans ma chambre (1996), p. 14) ; « Quand est-ce qu’on refait l’amour ? On le réinvente maintenant comme à chaque fois. L’amour est le facteur exponentiel des corps. On se multiplie l’un l’autre. Rien de tout ça ne nous a été transmis, appris. Tout ça on l’avait dedans. » (les comédiens N°1, N°2, n°3 en dialogue, dans la pièce Mon cœur avec un E à la fin (2011) de Jérémy Patinier) ; etc.
Par exemple, dans le roman Les Carnets d’Alexandra (2010) de Dominique Simon, Alexandra, l’héroïne lesbienne, se voit offrir par sa cousine (avec qui elle a couchée) un miroir qui va servir d’œil voyeuriste à tous les ébats lesbiens qu’Alexandra va vivre dans sa chambre : « C’était un miroir assez banal d’apparence avec un encadrement très simple, et de plus assez petit. […] Situé par exemple en face d’un lit, il permettait d’assister à tout ce qui est le plus souvent impossible à voir, dans une complète et insoupçonnable tranquillité. Selon ce que nous serions en mesure de combiner, en logeant notamment dans la chambre des personnes très amoureuses, cela nous mettrait à notre tour dans les meilleures dispositions. Les scènes que nous verrions nous surprendraient souvent tant quelquefois les couples entre eux ont des habitudes étranges dont il est impossible de se douter dans d’autres circonstances. […] veiller au bon emplacement du miroir […] Nous étions toutes trois [Alexandra, Marie et la bonne] d’un enthousiasme sans borne, imaginant les situations et les intimités que nous pourrions surprendre en toute impunité. » (pp. 135-136) ; « À travers le miroir, on voyait bien la chambre et le lit. Au bout d’un moment, on vit la bonne entrer. Elle se mit à se déshabiller, puis, s’allongeant sur le lit langoureusement, bien en face de nous, se caressa tour à tour le bout des seins et le plus sensible. Je sentais que Marie était tétanisée par la peur que cela ne me déplaise. Dans un effort d’audace, pourtant, elle me prit par la taille. De l’autre côté du miroir, la bonne, se sachant observée, les cuisses bien écartées, faisait avec ses doigts des mouvements qui laissaient voir toute la profondeur de son intimité. Malgré l’état de peu de réceptivité dans lequel j’étais, j’en fus vite troublée. Ses poses étaient terriblement provocantes, et bientôt je sentis monter en moi une envie féroce de me satisfaire. Marie, dans le noir où nous étions, avait beaucoup plus d’assurance et me caressait presque. De son côté, comme elle l’aimait, la bonne s’était introduit tous les doigts d’une main à l’intérieur du ventre et de l’autre se frottait en cadence sa partie la plus sensible. Marie releva assez ma robe pour passer sa main entre mes cuisses et, sans pour autant me dévêtir, trouva, étant femme, très facilement le bon chemin. Elle se mit à toucher ma fente. Déjà mouillée, je savais que je viendrais très vite. Cela ne manqua pas, je me lâchai d’un coup, sans pouvoir attendre. » (idem, p. 152) ; etc.
C’est tout le « milieu homosexuel » qui semble fonctionner comme une cage dorée où les clients se sentent tous « hors milieu » parce qu’ils arpentent des boîtes et des discothèques qui, avec leurs miroirs partout, leur donnent une impression d’infini : « Aux murs étaient suspendus des miroirs copieusement peints de petits amours et copieusement souillés par les mouches. » (Stephen, l’héroïne lesbienne décrivant l’établissement gay le Narcisse, dans le roman The Well Of Loneliness, Le Puits de solitude (1928) de Marguerite Radclyffe Hall, p. 502)
c) La prison invisible qui fait souffrir :
Le cercueil de l’homosexualité fait d’autant plus souffrir qu’il fait croire à une fausse libération : cf. le film « In & Out » (1997) de Frank Oz, la nouvelle « Cercueils sur mesure » dans le roman Musique pour caméléons (1980) de Truman Capote, le film « Prison sans barreaux » (1937) de Léonide Moguy, le film « Prison Without Bars » (1938) de Brian Desmond Hurst, le film « Œdipe (N + 1) » (2001) d’Éric Rognard (sur le clonage qui retire la liberté et l’unicité du héros homo, même s’il lui donne accès à l’éternité), le film « Tras El Cristal » (« In A Glass Cage », 1987) d’Agustí Villaronga, le film « L’Homme qui venait d’ailleurs » (1976) de Nicolas Roeg (avec David Bowie entouré d’écrans de télé), la pièce La Tour de la Défense (1981) de Copi (qui se déroule dans un building qui va se faire percuter par un hélicoptère), Film « Remember Me In Red » (2009) d’Héctor Ceballos, le roman J’ai tué mon frère dans le ventre de ma mère (2011) de Sophie Cool, la pièce La Nuit de Madame Lucienne (1986) de Copi (avec le corps de Madame Lucienne caché dans l’armoire), etc.
D’ailleurs, le cercueil en cristal renvoie souvent à la schizophrénie (cf. je vous renvoie à la partie « Crâne en cristal » du code « Chevauchement de la fiction sur la Réalité » dans mon Dictionnaire des Codes homosexuels.).
Le héros homosexuel quitte ce qu’il envisageait comme un carcan (son corps, sa famille, ses amis, la différence des sexes, le Réel, l’Église, le monde, sa condition humaine, etc.) pour rentrer dans un nouveau carcan, aux contours beaucoup plus flous, celui des paradis artificiels (télé, mode, fétichisme, amours désincarnées, fantasmes, pulsions, schizophrénie, etc.), qu’il a l’impression d’avoir choisi. « On sort de notre boîte pour rentrer dans une autre. Et comme ça, la boucle est bouclée. On n’en parle plus. » (cf. la chanson « Danse avec les loops » de Zazie) ; « Sur le moment, il me semble qu’un tiers se tromperait à prétendre me désigner lequel, de mon reflet ou de moi, est l’original et lequel la copie. […] Moi Vincent Garbo regardant celui qui me regarde, la bénéfique utilité du miroir se retourne en maléfice : non seulement mon reflet a pour moi cessé d’être la preuve que je peux être vu, que je suis dans cette pièce et que je pourrais en sortir, mais il me persuade même carrément du contraire. Je ne serais pas du tout surpris de voir l’autre quitter le miroir et d’être obligé d’attendre qu’il y revienne pour pouvoir exister encore un peu. » (Vincent Garbo dans le roman éponyme (2010) de Quentin Lamotta, p. 53) ; « Je suis Vincent tout entièrement Vincent rien que Vincent. Et tout coincé qu’il est dans sa prison de verre, Garbo n’en terrorise pas moins Vincent de son puissant mépris. » (idem, p. 54) ; « C’était comme s’il y avait un épais mur de verre entre nous. » (Laurent parlant de l’incommunicabilité avec son amant André, dans le docu-fiction « Le Deuxième Commencement » (2012) d’André Schneider) ; « Je n’en peux plus, je veux crier !!! Sors-moi de cette putain de boîte en cristal !!! » (cf. la chanson « Madre Amadísima » de Haze et Gala Evora) ; etc. C’est ce va-et-vient, cette fausse liberté, qui apparaît dans toute sa froideur et son ironie (cf. je vous renvoie à la partie « Mise en scène de son propre enterrement » dans le code « Mort » de mon Dictionnaire des Codes homosexuels).
Notre protagoniste homosexuel rentre dans une chambre froide, un palais des glaces vide d’humanité et qui le conduit à la mort et à l’isolement social : cf. la pièce Le Frigo (1983) de Copi (traitant de la schizophrénie, de l’inceste et du viol), la pièce Loretta Strong (1978) de Copi (avec le frigidaire, métaphore du ventre maternel ou du tombeau), etc. Par exemple, dans le film « J’embrasse pas » (1991) d’André Téchiné, Pierre, devant la glace des sanitaires, se dit à lui-même : « Jamais tu feras partie de la société, t’as pas de couilles, t’es qu’un déchet. » Dans le film « La Ley Del Deseo » (« La Loi du désir », 1987), Antonio, le héros homosexuel, se cloître dans sa salle de bain et dans son mutisme.
« Je suis une moitié de mime. Je suis entré dans la boîte en verre… mais je ne sais pas en sortir. » (Santiago dans la pièce Doris Darling (2012) de Ben Elton) ; « Derrière les fenêtres j’envie des mondes qui ressemblent aux songes. Derrière les carreaux tombent en lambeaux des êtres. » (cf. la chanson « Derrière les fenêtres » de Mylène Farmer) ; « Le monde est froid. Subitement distant verni aseptisé. Je le regarde à travers cette vitre. Je le vois loin, hors de portée. J’en suis comme en retrait, exclue, ou au moins séparée. […] C’est entre huit et neuf ans que je me suis décollée du monde – ou plutôt qu’il a décollé de moi pour être donné en spectacle – et depuis je cherche en vain comment y rentrer et m’y fondre, comment retraverser la vitre. » (Mireille Best, Camille en octobre (1988), p. 105) ; « Fasciné par les lointaines galaxies, je somnambulais sous un ciel noir que voilaient peu à peu les laiteuses brumes de l’aube. […] La nuit finissante transformait cette fenêtre en miroir, et c’était en soi-même qu’il semblait dangereux de se pencher. » (le narrateur homosexuel de la nouvelle « Terminus Gare de Sens » (2010) d’Essobal Lenoir, pp. 63-64) ; etc. Par exemple, dans le roman Les Dix Gros Blancs (2005) d’Emmanuel Pierrat, David Bowie meurt assassiné dans sa cabine à UV, comparée à un sarcophage. Dans le roman N’oubliez pas de vivre (2004) de Thibaut de Saint Pol, le narrateur homosexuel évoque la présence du « cercueil vaporeux » (p. 220) de son ami homosexuel suicidé, Quentin. Dans le film « Shower » (2012) de Christian K. Norvalls, le héros homosexuel fracasse à mort le crâne du mec qu’il vient d’embrasser sur la bouche dans un vestiaire de douches d’une piscine municipale.
FRONTIÈRE À FRANCHIR AVEC PRÉCAUTION
PARFOIS RÉALITÉ
La fiction peut renvoyer à une certaine réalité, même si ce n’est pas automatique :
Les personnes homosexuelles parlent parfois de leur fascination pour l’enfermement ou pour les placards et les vitrines fermées : « On trouve toujours dans mes chansons le mot placard. J’étais hanté par les placards. Ils me font encore peur. » (Charles Trénet dans le documentaire « Charles Trénet, l’ombre au tableau » (2013) de Karl Zéro et Daisy d’Errata) Le célèbre coiffeur Antoine de Paris, d’origine polonaise, était ami proche de Maurice Rostand. Il adorait son livre Cercueil de cristal. En 1927-31, Antoine a construit à Paris une maison de verre (4, rue Saint-Didier) et il dormait dans un cercueil de cristal. Romaine Brooks, homosexuelle elle aussi, dormait dans un lit de verre.
Je vous renvoie au documentaire « The Celluloïd Closet » (1995) de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, et le chapitre « The Glass Closet » dans l’essai Epistemology Of The Closet (1990) d’Eve Kosofsky Sedgwick, dans lesquels l’homosexualité et l’homophobie sont vraiment présentées comme un cercueil invisible.
Loin d’être une fin en soi, le coming out reste un départ et même le début d’un enfermement inédit. « C’est très difficile, quand t’es sortie du placard, d’y retourner. Je crois que c’est impossible. » (Fanny Corral, lesbienne, dans le documentaire « Tellement gay ! Homosexualité et Pop Culture », « Out » (2014) de Maxime Donzel) Le problème, c’est que trop de fois il aboutit à un carcan et à une caricature de soi plus qu’à un nouvel horizon pour la personne qui le fait, car la réflexion sur l’ambiguïté du désir homosexuel n’a généralement pas été amorcée. Le coming out, au lieu de nous permettre de sortir de cadres sociaux qui nous avilissent/aviliraient, nous enferme plutôt dans un cercueil d’autant plus dangereux qu’il est invisible, comme la vitrine illuminée de la poupée Barbie exposée dans les supermarchés : c’est la raison pour laquelle nous retrouvons souvent le motif du placard en cristal ou en cellophane dans les œuvres homosexuelles. Aux personnes homosexuelles de savoir ce qu’elles veulent vraiment annoncer. Personnellement, je suis partisan d’instaurer un coming out qui révèle qu’une personne n’est pas réellement homosexuelle, mais qu’elle est habitée par un désir homosexuel universellement humain qui l’appelle à être quelqu’un d’autre qu’« un homosexuel », ou mieux dit, qu’« un hétérosexuel inversé ».
Beaucoup de personnes homosexuelles se sentent existentiellement vivre (surtout à cause de leur croyance aux identités homosexuelles et hétérosexuelles, et à cause de leur pratique homosexuelle) dans un cercueil en cristal, éloignées du monde, avec une blessure invisible qui leur fait ressembler à Monsieur Tout-le-Monde mais qui les isole concrètement et fortement quand même : « Entre la vie et moi, une vitre mince. » (Fernando Pessoa cité dans le documentaire « Pessoa l’Inquiéteur » (1990) de Jean Lefaux) Par exemple, dans le documentaire « Homo et alors ?!? » (2015) de Peter Gehardt, Tamàs Dombos, militant homosexuel hongrois, raconte son sentiment d’enfermement par la protection policière lors des premières Gay Pride de Budapest : « On avance dans des cages, comme les animaux d’un zoo. Voilà ce qu’on ressent quand on manifeste en Hongrie. »
Dans le documentaire « Debout ! Une Histoire du Mouvement de Libération des Femmes 1970-1980 » (1999) de Carole Roussopoulos, Franceline Dupenloup parle de l’existence d’un « plafond de verre » concernant l’expérience sociale lesbienne. L’essayiste Geneviève Pastre parlera également de cette même limite invisible eu égard au jargon féministe et lesbien actuel, qui aime en ce moment parler, surtout au niveau de l’homophobie dans le travail, d’une « frontière infranchissable impalpable », d’une « résistance invisible ». Le monstre indiscernable de l’Homophobie… qui n’est autre que les limites du Réel et la vanité de leurs fantasmes identitaires/amoureux. « Le placard de Lorca était transparent et ne semblait pas facile à supporter. » (Alberto Mira, De Sodoma A Chueca (2004), p. 245) ; « Rafael de León reste enfermé par ses exégètes dans son placard de verre. » (idem, p. 346) ; « Il existe un toit en cristal pour l’investigation sur les sujets gays. » (idem, p. 465) ; « Le placard de Jacinto Benavente était transparent. » (idem, p. 71) ; « J’avais atteint le fameux plafond de verre, qui n’est connu que de ceux qui le posent et de celui qui s’y cogne. » (Jean-Pierre, homme homosexuel de 68 ans, licencié abusivement par l’entreprise Crédit Agricole qui l’employait, dans le documentaire « Homos, la haine » (2014) d’Éric Guéret et Philippe Besson, diffusé sur la chaîne France 2 le 9 décembre 2014) ; etc. Parfois, l’usage de l’image du cercueil en cristal est l’autre nom de l’homophobie intériorisée, donc invisible.
Dans le docu-fiction « Le Dos rouge » (2015) d’Antoine Barraud, Edwarda, une visiteuse du musée illuminée, observe dans un tableau de Balthus représentant une femme dans sa salle de bain un fantôme ou une Alice enfermée dans un placard-miroir : « Le miroir devait faire la même taille que la toile. » Edwarda lui prête des intentions : « Peut-être qu’elle est assez loin d’elle. » Le tableau laisse dépasser sous la jupe de la jeune femme le sexe, mais la « critique » angélise et asexualise le personnage : « Les gens pensent que c’est de l’érotisme mais c’est stupide. C’est profondément religieux. »
Certaines personnalités homosexuelles ont même choisi le cercueil en cristal comme leur passion, leur métier et leur vie. C’est le cas de beaucoup de patineurs artistiques (Brian Boitano, Blake Skjellerup, Johnny Weir, Brian Orser, Guillaume Cizeron, etc.), enfermés dans leur palais de glace. Celui-ci a pu/peut être concrètement leur cercueil. Plusieurs patineurs homos sont morts du Sida : le Tchécoslovaque Ondrej Nepela, le Britannique John Curry, etc. Le premier, également triple champion du monde en 1971, 1972 et 1973, est mort le 2 février 1989 à l’âge de 38 ans à Mannheim, en Allemagne. Le second, champion du monde en 1976 et âgé de 44 ans, s’est éteint il y a vingt ans, le 15 avril 1994, à Stratford-upon-Avon, en Angleterre. Victime de complications respiratoires pour l’un, d’une crise cardiaque pour l’autre, conséquences du Sida qui les rongeait depuis quelques années. Entre ces deux destins brisés, le Canadien Rob McCall, médaillé de bronze en danse sur glace avec Tracy Wilson aux Jeux de Calgary en 1988, disparut lui aussi des suites du Sida le 15 novembre 1991.
Le cercueil en cristal ressemble aux enfers. Par exemple, dans le documentaire « Bixa Travesty » (2019) de Kiko Goifman et Claudia Priscilla, Linn, jeune homme brésilien travesti en femme, se décrit « en sueur dans son placard ».
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