Couple homosexuel enfermé dans un cinéma
NOTICE EXPLICATIVE :
L’ « amour » reposant surtout sur un film
Pour se persuader que l’union homosexuelle est d’une incroyable force, certaines personnes homosexuelles construisent de belles romances sur pellicule ou sur papier, en filmant des couples homosexuels plus vrais que nature, faisant du cerf-volant ensemble au milieu d’une jolie prairie, s’aspergeant d’eau dans un ruisseau, et vivant heureux à l’intérieur de leur cuisine Mobalpa avec leur labrador. D’ailleurs, plus ça va, et plus les cinéastes actuels arrivent à rendre les histoires d’amour homosexuel particulièrement crédibles, parce que justement pudiques et pas toujours mièvres (le film « Le Secret de Brockeback Mountain » (2006) d’Ang Lee, « Week-End » (2012) d’Andrew Haigh, ainsi que le téléfilm « Juste une question d’amour » (2000) de Christian Faure, pourraient obtenir à ce jour la palme de la vraisemblance bobo) … mais ils se tendent ainsi leurs propres pièges à eux-mêmes, donnant à croire qu’elles peuvent être transposées à l’identique dans la réalité concrète. Combien de personnes homosexuelles se laissent actuellement berner par leurs mises en scène policées et sympathiques de l’amour… et s’en mordent les doigts dans l’actualisation ratée ! Comme le souligne Wystan H. Auden par rapport à son propre ménage, « le problème dans cette affaire de l’amour est que l’un ou l’autre finit par se sentir mal à l’aise et coupable parce qu’il constate que les choses ne marchent pas telles qu’il les a lues » (cf. l’article « Entrevista A Wystan H. Auden » de Michael Newman, pour le journal Paris Review, 1974).
Beaucoup de sujets homosexuels finissent par réaliser inconsciemment que le cinéma ou la littérature les réunit davantage que la Réalité (constat de Roger Stéphane dans son autobiographie Parce que c’était lui (1952), pp. 85-86). Dans leurs créations artistiques, les amants fictionnels se font entre eux la remarque : « C’est comme si tous les films parlaient de nous. » (Berenguer à son amant Juan, dans le film « La Mala Educación », « La Mauvaise Éducation » (2003) de Pedro Almodóvar) Leurs histoires de cœur semblent reposer prioritairement sur la magie d’une carte postale ou d’un film : « C’est comme un film américain. Un putain de film américain… » déclare dans son dernier soupir le Jagger d’Eytan Fox à son amant Yossi (cf. le film « Yossi et Jagger », 2004). Nous retrouvons souvent dans l’iconographie homo-érotique le motif du couple homosexuel enfermé dans un cinéma, un supermarché, une expo, un concert, ou une cellule carcérale faisant office de salle obscure. Cette métaphore peut renvoyer à une certaine réalité fantasmée pas si rose que cela à vivre sur la durée. Un certain nombre de personnes homosexuelles abordent la souffrance que provoque chez elles le fossé d’incommunication existant entre deux spectateurs d’un même film, qui plus est quand ils sont liés par un désir homosexuel. Intellectuellement, elles ont tout à fait conscience de la vanité de ce rêve de communion exacte des perceptions, et se moquent de la naïveté de leur désir de substitution à l’être aimé. Mais l’ironie n’est pas que distance : elle est souffrance, et parfois justification de celle-ci, comme le traduit l’exaspération exprimée par Hervé Guibert dans son roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie face à la sensiblerie de son amant Bill lors de la projection du film « L’Empire du Soleil » (Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), pp. 193-194).
« Quand les lesbiennes se font leur cinéma » : c’est le slogan ô combien révélateur que s’est attribué le festival de cinéma lesbien Cineffable de Paris ! Comme une signature. Comme une illustration simple que le couple homosexuel est fondé sur une petite imposture, une confusion (pourtant intellectuellement toute bête à déjouer) entre la vraie vie et les salles obscures. À entendre certains personnages de fiction homos, voire même beaucoup de personnes homosexuelles réelles, leurs histoires d’amour se dérouleraient telle une jolie bobine de film, auraient la magie sacrée-sucrée des comédies romantiques ou des musicals nord-américains. Le couple homosexuel (surtout fictionnel, et parfois réel), d’abord rassuré de vivre dans le cocon cossu d’une chambre cinématographique peuplée de souvenirs, dans une vidéothèque où il refait « le monde sans le monde », finit par être envahi petit à petit par une impression désagréable : d’une part un décalage de perceptions entre les deux amants (qui se rendent compte amèrement que le cerveau de l’un n’est pas le cerveau de l’autre), et d’autre part une inaccoutumance au monde extérieur (monde qui sera pour le coup présenté comme désenchanté et sordide).
N.B. : Je vous renvoie également aux codes « Substitut d’identité », « Peinture », « Pygmalion », « Bovarysme », « Fan de feuilletons », « Fusion », « Télévore et Cinévore », « Tomber amoureux des personnages de fiction ou du leader de la classe », « Différences culturelles », « Île », « Voyage », à la partie « Enfant dans la galerie d’art » du code « Chevauchement de la fiction sur la Réalité », à la partie « Prison » et « Homosexualité de circonstance » du code « Entre-deux-guerres », à la partie « Mélomane » du code « Musique comme instrument de torture », à la partie « Filmer sa vie » du code « Amant narcissique », et à la partie « Cuculand » du code « Milieu homosexuel paradisiaque » dans le Dictionnaire des Codes homosexuels.
Pour accéder au menu de tous les codes, cliquer ici.
FICTION
a) Le cocon amoureux cinéma :
Très souvent dans les fictions traitant d’homosexualité, le couple homosexuel se retrouve enfermé dans le cocon chaleureux (et, sur la durée, étouffant) d’un cinéma, d’un supermarché, d’une expo, d’un concert, d’une télé : cf. le film « Premières Neiges » (1999) de Gaël Morel (avec Léa et Éric cloîtrés dans un supermarché), la chanson « Mon Fils » de Nicolas Bacchus, le film « A Safe Place » (1977) d’Amos Gutman, le film « Petite fièvre des 20 ans » (1993) de Ryosuké Hashiguchi (avec Tatsuru et Shin enfermés dans un bar), le roman El Beso De La Mujer-Araña (Le Baiser de la Femme-Araignée, 1976) de Manuel Puig (avec Molina et Valentín dans leur cellule de prison qu’ils transforment en cinéma), le film « Scandaleusement célèbre » (2007) de Douglas McGrath (avec Truman Capote et Perry), la pièce Burlingue (2008) de Gérard Levoyer (avec Simone et Janine enfermées dans leur bureau), le film « Paradisco » (2002) de Stéphane Ly-Cuong (avec François et Nicolas), la pièce Le Cri de l’ôtruche (2007) de Claude Gisbert (avec Paul et Bob dans la prison), la pièce Une Nuit au poste (2007) d’Éric Rouquette (avec Diane et Isabelle dans la cellule), le film « La Chatte à deux têtes » (2002) de Jacques Nolot (qui se déroule dans un cinéma porno), le film « Murmur Of Youth » (1997) de Lin Cheng-sheng, le roman Strangers On A Train (1950) de Patricia Highsmith, la pièce Deux Otages (1958) de Brendan Behan, le film « Infernal Affairs » (2003) d’Andrew Lau et Alan Mak (avec Lau et Yan assis l’un à côté de l’autre dans le magasin d’amplis), le film « Strangers On A Train » (« L’Inconnu du Nord-Express », 1951) d’Alfred Hitchcock (avec Bruno et Guy dans le train), la chanson « Les Passagers » d’Étienne Daho, le roman Voyage avec deux enfants (1982) d’Hervé Guibert, le film « Sœurs de scène » (1964) de Xie Jin, le film « En direct sur Ed TV » (1998) de Ron Howard, le film « Amour et mort à Long Island » (1997) de Richard Kwietniowski, le film « Goodbye, Dragon Inn » (2003) de Tsai Ming-liang, etc.
Par exemple, dans la pièce À partir d’un SMS (2013) de Silas Van H., le couple Jonathan/Matthieu regarde pour la énième fois le film « Moulin Rouge ». Dans le one-man-show Entre fous émois (2008) de Gilles Tourman, une maman et ses deux enfants sont enfermés dans un supermarché. Dans la pièce Comme ils disent (2008) de Christophe Dauphin et Pascal Rocher, David et Philibert visitent le Musée du Louvre. Dans le roman Le Cœur éclaté (1989) de Michel Tremblay, Jean-Marc, le héros homosexuel, se voit offrir par la peintre Catherine Burroughs une toile représentant deux dames s’avançant de dos dans la mer. Dans le film « Heavenly Creatures » (« Créatures célestes », 1994) de Peter Jackson, Juliet et Pauline s’enferment dans un monde imaginaire et littéraire qui les coupe du monde. Dans le film « Plan B » (2010) de Marco Berger, Pablo et Bruno nourrissent une passion commune pour la série télévisée Blind ; on les voit se draguer devant le petit écran ensemble : « Allons au cinéma. » Dans le film « To The Marriage Of True Minds » (« Au mariage de nos âmes loyales », 2010) d’Andrew Steggal, deux jeunes Irakiens, Hayder et Falah, ayant embarqués illégalement sur un bateau qui les mène de Bagdad à Londres, se murmurent en arabe les vers des sonnets amoureux de Shakespeare. Dans le roman Si tu avais été… (2009) d’Alexis Hayden et Angel of Ys, Bryan reçoit de Kévin dix places de cinéma pour son anniversaire. Dans le film « Infidèles » (2010) de Claude Pérès, un réalisateur et un acteur s’enferment dans un appartement, seuls avec une caméra, toute une nuit, jusqu’au lever du jour, pour mettre à l’épreuve leurs désirs. Dans son spectacle musical Bénureau en best-of avec des cochons (2012), Didier Bénureau raconte qu’il est allé voir avec son copain au cinéma un film de Fassbinder racontant une histoire homosexuelle. Dans le roman Le Jour du Roi (2010) d’Abdellah Taïa, Omar et Khalid se racontent amoureusement leurs rêves et les films qu’ils ont vu ensemble (notamment « La Cité des femme » de Fellini) : « Dans la chambre noire, ce jour-là, c’est moi qui voulais parler. De mon rêve avec Hassan II. » (Omar, p. 72) Un peu plus tard, Omar propose à Khalid d’aller au cinéma voir le film d’épouvante, « Re-Animator ». Dans le roman At Swim, Two Boys (Deux garçons, la mer, 2001) de Jamie O’Neill, Jim et Doyler regarde la mer comme s’ils se trouvaient devant une télé. Dans le roman Deux garçons (2014) de Philippe Mezescaze, deux adolescents, Hervé (Guibert) et Philippe, tombent amoureux pendant une scène de Caligula qu’ils doivent interpréter ensemble dans un cours de théâtre. Dans la pièce Le Cheval bleu se promène sur l’horizon, deux fois (2015) de Philippe Cassand, Noémie, la guichetière d’un cinéma porno, dit qu’elle cherche l’amour dans les salles de cinéma. Dans la pièce Les Faux British (2015) d’Henry Lewis, Jonathan Sayer et Henry Shields, l’acteur jouant Thomas, le héros homosexuel, avoue au prologue qu’il sort avec le guichetier du théâtre où il joue.
Les amants homosexuels fictionnels semblent vivre une vraie cinéscénie, dans un espace clos et confiné qui s’anime grâce à leur imaginaire sentimental : « Les deux garçons [le couple Ahmed/Marcel] rêvent en couleur, en technicolor, en super son surround. » (Denis-Martin Chabot, Accointances, connaissances, et mouvances (2010), p. 53) ; « J’aimais bien aller au cinéma avec lui. Lorsqu’il y avait peu de spectateurs, c’était le seul endroit public où je pouvais discrètement lui prendre la main. » (Bryan parlant de son amant Kévin dans le roman Si tu avais été… (2009) d’Alexis Hayden et Angel of Ys, p. 445) ; « La chambre est pleine d’ombre ; on entend vaguement de deux enfants le triste et doux chuchotement. Leur front se penche, encore, alourdi par le rêve, sous le long rideau blanc qui tremble et se soulève… » (cf. le poème « Les Étrennes des orphelins » (1869-1872) d’Arthur Rimbaud) ; « Quelques jours plus tard, je montrai à Sylvia les icônes du musée. » (Laura, l’héroïne lesbienne parlant de son amante Laura, dans le roman Deux Femmes (1975) d’Harry Muslisch, p. 107) ; « L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose avec des coussins bleus. Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose dans chaque coin moelleux : tu fermeras l’œil, pour ne point voir, par la glace grimacer les ombres des soirs, ces monstruosités hargneuses, populace de démons noirs et de loups noirs. Puis tu te sentiras la joue égratignée… Un petit baiser, comme une folle araignée, te courra par le cou… Et tu me diras : ‘Cherche !’ en inclinant la tête, – et nous prendrons du temps à trouver cette bête – qui voyage beaucoup… » (cf. le poème « Rêve pour l’hiver » d’Arthur Rimbaud, écrit en wagon le 7 octobre 1870) ; « J’ai rencontré le Grand Amour. Comme dans les contes de fée. On s’est trouvés dans un plan à trois. Le coup de foudre. Il m’a fait un vrai festival de Cannes » ; « On regarde un film ? » (Arthur s’adressant à son amant Julien juste après leur déclaration, dans le film « Faut pas penser » (2014) de Raphaël Gressier et Sully Ledermann) ; etc.
Ils se projettent complètement dans un univers cinématographique, et utilisent les films ou les œuvres d’art comme technique de drague pour se rapprocher l’un de l’autre : « Avec toi j’apprends à aimer être mièvre, à te regarder comme on regarde un film. » (le Comédien dans la pièce Les Hommes aussi parlent d’amour (2011) de Jérémy Patinier) ; « Ce n’est qu’un film après tout. On n’a qu’à dire que c’est infime. On n’a qu’à se dire qu’on s’en fout. On n’a qu’à dire que c’est plus doux si la vie ne tient qu’à un film entre nous. » (cf. la chanson « Ce n’est qu’un film » de Daran) ; « Il m’emmène voir La Jetée de Chris Marker à la Maison Européenne de la Photographie. Cette épreuve traversée ensemble nous rapproche, c’est ce que je me dis en laissant défiler les images noires et blanches devant nous. » (Mike par rapport à son « ex » Léo, dans le roman Des chiens (2012) de Mike Nietomertz, p. 115) ; « On se revoit plusieurs fois, on baise, on mange du poulet en regardant des épisodes de Daria dans son appartement foutoir du XIXeme. » (Mike, le héros, parlant de « T. », un amant de passage, dans le roman Des chiens (2012) de Mike Nietomertz, p. 125) ; « Depuis, on chante notre amour comme dans ‘les Parapluies de Cherbourg’. » (les protagonistes homos dans la comédie musicale À voix et à vapeur (2011) de Christian Dupouy) ; « J’aimerais aller au cinéma. » (Mr Alvarez s’adressant à Damien, après avoir découvert leur passion commune pour le travestissement transgenre, dans le pièce Brigitte, directeur d’agence (2013) de Virginie Lemoine) ; « Tu adores les films… et les étudiants sont sûrement mignons. » (Toph s’adressant à Zach, le prof en fac de cinéma, dans le film « Judas Kiss » (2011) de J.T. Tepnapa et Carlos Pedraza) ; « Voyez comme la scénariste que je suis file la métaphore cinématographique. » (Émilie s’adressant à son amante Gabrielle, dans le roman Je vous écris comme je vous aime (2006) d’Élisabeth Brami, p. 149) ; etc. Par exemple, dans le film « Good Boys » (2006) de Yair Hochner, Tal dit que sa relation avec Meni se passe « comme dans un film ». Dans la pièce L’un dans l’autre (2015) de François Bondu et Thomas Angelvy, Thomas et François se sont fait une soirée plateau-télé. Plus tard, pour renouer après leur rupture, ils voient dans leur amour commun pour le dessin animé « Le Roi Lion » un signe qu’ils doivent se remettre ensemble : « Hier soir, j’avais le blues et j’ai voulu regarder le Roi Lion. » dit François. « C’est marrant… Moi aussi. » répond Thomas.
Les amants ne voient absolument pas où est le problème dans leur fuite du Réel : « Mais ici, nous sommes tous les deux enfermés, il n’y a aucune lutte, aucun combat à remporter sur personne, tu me suis ? […] Ceux qui nous oppriment sont hors de notre cellule, pas à l’intérieur. Ici, personne n’opprime personne. » (Valentín à son amant Molina, dans le roman El Beso De La Mujer-Araña, Le Baiser de la Femme-Araignée (1979) de Manuel Puig, pp. 193-194)
b) Le deuxième effet Kiss-cool : le fossé d’incommunication entre amants
La magie cinématographique homosexuelle, en général, ne dure pas : « Je te préviens : le home-cinéma, c’est moi qui me le garde. » (Claude, l’un des héros gays, à son copain François, dans le one-man-show Hétéro-Kit (2011) de Yann Mercanton) ; « Tout cela n’a duré qu’un éclair : l’éclair du vendredi dans le hall de la gare (Austerlitz), pétrifiant Pierre et moi devant la carte postale. » (Jean-Louis Bory, La Peau des Zèbres (1969), p. 105) ; « Il était une fois deux enfants qui ne savaient pas où commençaient la vie, où finissait le cinéma. » (cf. la chanson « Le Cinéma » de la Diva, dans le spectacle musical La Légende de Jimmy de Michel Berger)
Elle finit par devenir pesante pour les deux membres du couple, même s’ils jouent encore pour un temps la comédie de l’amour : « Mon Dieu, qu’il fait chaud dans ce wagon. » (le couple lesbien Cherry et Ada dans la pièce La Star des oublis (2009) d’Ivane Daoudi) ; « Nous sommes enfermés dans le théâtre ? » (la Comédienne à sa sœur jumelle Vicky Fantomas, dans la pièce La Nuit de Madame Lucienne (1986) de Copi) ; « Ces années où nous nous tapions 40 ou 50 films en 10 jours, hagards, blafards, les yeux rouges, l’estomac bourré de cochonneries, le cerveau gelé, le fessier douloureux, morts d’épuisement mais heureux. » (Jean-Marc, le héros homo du roman Le Cœur éclaté (1989) de Michel Tremblay, pp. 50-51) ; « Appelle un taxi. Nous n’avons pas besoin de faire durer plus longtemps ce cinéma. » (Léopold s’adressant à son amant Franz, après 6 mois de vie commune, dans la pièce Gouttes dans l’océan (1997) de Rainer Werner Fassbinder) ; « C’est fou : j’ai l’impression que c’étaient d’autres filles. » (Anna parlant à son amante Cassie de leur relation amoureuse virtuelle sur Internet, dans le film « La Tristesse des Androïdes » (2012) de Jean-Sébastien Chauvin) ; « Nous nous prenons peut-être pour une projection de ces stupides dessins animés cinématographiques qui leur déformèrent si lamentablement la pensée. » (Gouri, le rat homosexuel parlant des Américains et des Russes, dans le roman La Cité des Rats (1979) de Copi, p. 108) ; etc.
Comme fatalement les amants homosexuels fictionnels se sont « fait des films » et éloignés du réel, ils découvrent très souvent qu’ils ne sont plus faits l’un pour l’autre, qu’ils ne sont pas sur la même longueur d’onde comme l’avaient prédit leurs goûts et les comédies dramatiques du cinéma : « J’avais les larmes aux yeux et je vis qu’il était comme moi. Avions-nous la même sensibilité ? Comment le savoir ? » (Bryan parlant de son copain Kévin dans le roman Si tu avais été… (2009) d’Alexis Hayden et Angel of Ys, p. 51) ; « J’aimerais bien être à l’intérieur de ta tête. » (Danny s’adressant à son futur copain Chris, dans le film « Judas Kiss » (2011) de J.T. Tepnapa et Carlos Pedraza) ; « Qu’est-ce qui se passe dans ta tête ? Quelquefois j’aimerais bien être dans ta tête. […] J’attendrais bien jusqu’à demain, debout ou sur un strapontin. Si tu m’expliques le début du film et la fin. Si j’prends une place pour ton cinoche, rien qu’une fois. Afficher complet ton cinoche, m’en veux pas qu’aussi j’en prenne plein la tête. Et c’est un fauteuil couchette que je verrai la fin du film avec toi. » (cf. la chanson « Ton Cinoche » d’Étienne Daho) ; « Elles étaient allées au Kino International. Petra lui avait assuré que le film serait en anglais, mais il était doublé en allemand, et Jane avait été incapable de suivre l’intrigue qui avait pris une qualité onirique, vaguement cauchemardesque. » (Jane, l’héroïne lesbienne en couple avec Petra, dans le roman The Girl On The Stairs, La Fille dans l’escalier (2012) de Louise Welsh, p. 76) ; « Je voulais juste te jouer de toi, juste comme on fait ici-bas, un peu comme ci, un peu comme ça, comme dans mes grands films, stars de cinéma, j’ai même pas pu faire mon cinéma. » (c.f. la chanson « Comme ça » d’Eddy de Pretto) ; etc.
Par exemple, dans le roman Si j’étais vous (1947) de Julien Green, la voix narrative souffre du décalage de visions entre elle et la personne avec qui elle essaie de communier : « ‘Blutaud ne voit pas le même arbre que moi’, pensa-t-il en se souvenant d’un poète qu’il aimait. Et sans transition il se dit : ‘Mais Blutaud est plus heureux que moi.’ » (Fabien dans le roman Si j’étais vous (1947) de Julien Green, p. 27) Dans le film « Les Voleurs » (1996) d’André Téchiné, est filmé le décalage des perceptions entre Marie (Catherine Deneuve) et Alex (Daniel Auteuil) à l’Opéra. Dans le film « Die Bitteren Tränen Der Petra Von Kant » (« Les Larmes amères de Petra von Kant », 1972) de Rainer Werner Fassbinder, on retrouve le choc de cultures entre une Petra cultivée, raffinée, et une Karin qui aime des films à l’eau de rose et qui n’a pas la finesse d’esprit de son amante. Dans la première scène du film « Hable Con Ella » (« Parle avec elle », 2001) de Pedro Almodóvar, Marco pleure face au spectacle de théâtre tragique auquel il assiste avec Benigno, alors que ce dernier reste de marbre. Dans le film « I Love You Baby » (2001) d’Alfonso Albacete et David Menkes, Daniel et Marcos, les deux amants, ne se comprennent absolument pas : quand ils vont voir un match de foot, l’un s’amuse pendant que l’autre s’emmerde prodigieusement ; et c’est l’inverse quand ils assistent à la représentation d’une pièce de théâtre. Leur couple ne survivra pas à ce qui n’était finalement pas qu’une divergence de goûts. Dans le film « La Vie privée de Sherlock Holmes » (1970) de Billy Wilder, Watson adore le ballet du Lac des Cygnes alors qu’Holmes baille et s’ennuie à mourir. Dans le film « Love Is Strange » (2014) d’Ira Sachs, George (le mélomane et prof de piano) va voir avec son amant Ben un récital de piano. Ils ne vivent visiblement pas le concert de la même manière : George a été subjugué par la pianiste… alors que Ben semble être passé à côté : « Elle en faisait un peu trop. » Son avis froisse George : « Je ne suis pas comme toi. » Dans le film « Plaire, aimer et courir vite » (2018) de Christophe Honoré, Jacques et Arthur, amants, se rencontrent pour la première fois au cinéma, pendant la projection du film « La Leçon de piano ». Même si leur jeu de drague prend, ils ne semblent pas d’accord sur la réception du film. Arthur ne l’apprécie pas (« Un peu ‘livre d’images’ pour moi. ») tandis que Jacques le défend (« C’est très bien, ce film. Vous êtes complètement con si vous ne vous en rendez pas compte. »).
L’intimité de la salle obscure, en plus de conduire à l’irréalité, n’aide pas les héros homosexuels à être adultes et responsables, à se respecter l’un l’autre, à être chastes : « Ce qu’on a fait au cinéma, ce n’est pas bien. » (les jeunes Enrique et Ignacio parlant de leur masturbation réciproque au cinéma Olympo face à un film des années 1950, dans le film « La Mala Educación », « La Mauvaise Éducation » (2003) de Pedro Almodóvar) ; « Je nous imaginais faisant l’amour dans des attitudes toujours plus osées, toujours plus obscènes, comme celles que j’avais vues dans un film pornographique. » (Éric, le héros homosexuel du romanL’Amant de mon père (2000) d’Albert Russo, p. 146)
Le cinéma sert d’alibi esthétique facile pour justifier bien souvent la partie de jambes en l’air : « On a fait une expo, vu deux films, et on a fini par coucher ensemble. » (Matthieu en parlant de son amant Jody, avec qui il trompe son copain Jonathan, dans la pièce À partir d’un SMS (2013) de Silas Van H.)
Les amants se retrouvent plutôt autour d’un narcissisme de mort, devant des hommes-objets inertes qui s’animent sous leurs yeux dans des écrans cinématographiques sans profondeur et sans vie réelle. Par exemple, dans le roman Si tu avais été… (2009) d’Alexis Hayden et Angel of Ys, les deux futurs compagnons, Bryan et Kévin, se rencontrent pour la première fois au cimetière, face à la tombe-cinéma de Julien, l’homo du lycée qui s’est suicidé, et entameront une histoire d’amour qui finira dans un bain de sang pour eux aussi : « Nous étions là, figés devant ce cercueil que nous regardions en silence. » (p. 50) Dans le film « L’Inconnu du lac » (2012) d’Alain Guiraudie, Franck et Henri passent leurs journées face au lac à se raconter leur vie ainsi que les conclusions d’enquête sur les crimes de l’île où ils draguent. Dans le film « Mezzanotte » (2014) de Sebastiano Riso, Davide, le héros homosexuel, suit en filature son ami Rettore dans un cinéma porno dans lequel ce dernier se prostitue. Il manque de se prostituer tous les deux à un même adulte. Plus tard, les héros homosexuels vont écouter des vinyles dans une chambre obscure chez un disquaire muet qui leur fait revivre la nostalgie des chanteuses italiennes des années 1960-1970. À la fin du film, on apprend la mort de Rettore : immédiatement, on imagine qu’il a été tué par son client.
Khalid – « On pleurera cet après-midi alors… tous les deux… en regardant ton film d’horreur…
Omar – Sur l’affiche, l’acteur principal porte des lunettes.
Khalid – Et alors ?
Omar – Comme toi, avant. »
(Abdellah Taïa, Le Jour du Roi (2010), p. 113)
En général dans les fictions traitant d’homosexualité, le cinéma encourage le couple homosexuel à la consommation anthropophagique, à la prostitution (gratuite), et même parfois au vol, au viol, et au crime. Par exemple, dans le film « Antes Que Anochezca » (« Avant la nuit », 2000) de Julian Schnabel, un automobiliste drague Reinaldo Arenas en lui proposant d’aller au cinéma avec lui. Dans la pièce Une Heure à tuer ! (2011) de Adeline Blais et Anne-Lise Prat, Joséphine et Claire sont enfermées dans une cave, et oscillent entre séduction et envie de s’entre-tuer. Dans le film « My Own Private Idaho » (1991) de Gus Van Sant, la mère de Micke, le héros homosexuel, tire une balle sur son mari dans une salle de cinéma où était projeté un western de John Wayne. Dans le film « Japan Japan » (2007) de Lior Shamriz, Imri drague dans les cinémas. Dans le film « La Mala Educación », « La Mauvaise Éducation » (2003) de Pedro Almodóvar, le cinéma sert pour Juan d’instrument de vengeance du viol pédophile. Dans le film « Morrer Como Um Homen » (« Mourir comme un homme », 2009) de João Pedro Rodrigues, le cinéma porno est le siège de la drague homo anonyme. Dans le film « Hoje Eu Quero Voltar Sozinho » (« Au premier regard », 2014) de Daniel Ribeiro, les deux amants Gabriel et Léo vont au cinéma ensemble voir un film fantastique que Léo, à cause de sa cécité, ne parvient pas à voir, mais que Gabriel lui raconte en simultané (les scènes y sont tellement gore qu’ils sont morts de rire). Dans le film « Métamorphoses » (2014) de Christophe Honoré, c’est au cinéma que les trois sœurs Minias sont accostées par Bacchus, qui les violera.
Dans le film « Jonas » (2018) de Christophe Charrier, les amants Nathan et Jonas décident d’aller au cinéma ensemble pour fêter leur union : « On s’fait un ciné, samedi, ou quoi ? » (Nathan). Ils ne choisissent pas le film le plus romantique : c’est le film d’horreur « Nowhere » de Gregg Araki. Et à l’issue de cette sortie cinéma, Nathan va être assassiné.
FRONTIÈRE À FRANCHIR AVEC PRÉCAUTION
PARFOIS RÉALITÉ
La fiction peut renvoyer à une certaine réalité, même si ce n’est pas automatique :
a) Le cocon amoureux cinéma :
Le 7ème Art occupe une grande place dans le cœur de la communauté homosexuelle (cf. je vous renvoie au code « Télévore et Cinévore » de mon Dictionnaire des Codes homosexuels). Par exemple, à Paris, rares sont les individus homos qui n’ont pas l’abonnement UGC illimité ! Et la communauté LGBT mondiale est une des seules minorités ethniques à s’être créé des festivals de cinéma spécifiquement homosexuels plusieurs fois dans l’année, dans toutes les grandes villes, partout dans le monde (le festival Out In Africa en Afrique du Sud, Fairy Tales à Alberta, Inside Out à Toronto, Reeling à Chicago, Diversa à Buenos Aires, Sundance à Salt Lake City (top bobo-bisexuel), et tant d’autres… La liste est longue !).
Très souvent, les personnes homosexuelles mettent le cinéma au centre de leur couple. « Juste avant de partir il a dit : ‘Qu’est-ce que tu préfères, l’amour ou le cinéma ?’ Il ne m’a pas laissé le temps de répondre. Il devait savoir mieux que moi ma réponse. » (Abdellah Taïa parlant de son amant Slimane, dans son autobiographie Une Mélancolie arabe (2008), p. 109) Je connais énormément d’amis gays dont les unions se sont formées pendant une projection cinéma, ou bien qui amènent leurs amants potentiels/confirmés au cinéma, les gavent d’expos, de salons de mangas, de vernissage d’expos, de parcs d’attraction, de télévision, de concerts, de voyages, etc. Par exemple, Marcel Proust a nourri ses amants aux images : il guidait son amant Lucien Daudet dans les galeries du Louvre.
Cette course aux loisirs et à l’art audiovisuel n’est pas simplement à voir comme une technique de drague ou un prétexte facile pour « baiser » : elle dit déjà une sincérité esthétisante, une frustration de ne pas pouvoir fonder une famille et créer (le surinvestissement sur les loisirs est un équilibre compensatoire trouvé par de nombreux couples formés de deux célibataires), un ennui et une fermeture à la vie impulsés par la structure conjugale homosexuelle elle-même, et surtout une confusion entre amour (éthique) et fiction (éthique), caractéristique du désir homosexuel.
En général, les amants homosexuels se persuadent qu’ils vivent une vraie cinéscénie ensemble, dans leur petit nid d’amour cinématographique douillet. « Je me souviens que, petit, le danseur espagnol jouait avec son cousin blond. Un petit malin, très musclé pour son âge. La mère du danseur espagnol les a trouvés enfermés dans la chambre à coucher. » (Alfredo Arias, Folies-Fantômes (1997), p. 162) ; « Pour tuer le temps, pendant les heures de repos, nous [Ernestino et moi] nous retrouvions dans les endroits où nous étions libres de nous raconter inlassablement les films que nous avions vus le samedi et le dimanche. Nous répétions ainsi pendant la semaine la description d’une même scène, du visage de l’actrice. La lumière éclairait la chambre, quand la jeune héroïne, blonde, sortant de son école de bonnes sœurs, regagnait, hantée par le malheur, sa maison d’Adrogue. » (idem, p. 191) ; « Nous parlons souvent des séries télévisées que nous nous empressons de regarder le soir en rentrant chez nous. » (Alexandre Delmar, Prélude à une vie heureuse (2004), p. 13) ; « Didier avait l’immense privilège de disposer une fois par semaine de la salle du Rex. Un des deux cinémas de la ville. Accrédité par le théâtre, il y organisait les séances d’une sorte de ciné-club et choisissait les films. Parfois, privilège immense, il les projetait rien que pour moi. […] J’adorais ces séances privées. » (Christophe Tison, Il m’aimait (2004), p. 47) Ils se rassurent eux-mêmes par leurs goûts, projettent les sentiments qu’ils éprouveraient l’un pour l’autre dans les univers cinématographiques, sur leurs écrans réels et symboliques. Ils pourraient dire, comme le slogan des cinémas UGC : « On partage plus que du cinéma. »
Par exemple, dans son autobiographie La Vie dure : Éducation sentimentale d’une lesbienne (2010), Paula Dumont raconte qu’elle va souvent au cinéma avec ses différentes amantes : « Nous sommes allées au cinéma dans une salle Art et Essai inconfortable à souhait et nous avons regardé le film main dans la main. C’était ‘David et Lisa’, une niaiserie. » (p. 21)
Certains couples homosexuels se forcent à rester ensemble pour l’image – sociale, mais surtout publicitaire et cinématographique – qu’ils donnent de l’amour homosexuel : « On ne va pas donner aux autres une image du couple homo qui se sépare sur un coup de tête, quand même… » (cf. le documentaire « Une Vie de couple avec un chien » (1997) de Joël Van Effenterre)
Personnellement, j’ai compris grâce au roman El Beso De La Mujer-Araña (Le Baiser de la Femme-Araignée, 1976) de Manuel Puig l’universalité-singularité de mon désir homosexuel, puisque l’aventure cinématographique que le personnage homosexuel de Molina propose à son compagnon de cellule Valentín (Molina, la « grande folle » qui se définit lui-même comme la « femme-araignée », passe son temps à raconter des films en noir et blanc des années 1930 à son camarade de prison), c’est exactement ce que j’ai mis en scène pour mon frère jumeau Jean pendant 4 années entre l’âge de 6 ans et 10 ans (avant que nous ne dormions plus dans la même chambre) avec « Les Aventures de Jean », une sorte de conte oral improvisé et extensible à l’infini, dont Jean était le héros, et qui se construisait selon notre/mon imagination, soir après soir. Quand j’ai découvert en 2002 que le livre de Manuel Puig relatait un des événements-phare de mon enfance (moi aussi, j’ai transformé ma chambre gémellaire en salle de cinéma), je me suis dit intérieurement : « Y’a un truc… C’est pas possible… Et si le désir homosexuel se laissait décoder ? Et s’il existait un Universel homosexuel qui ne soit pas identitaire ni amoureux, mais uniquement désirant ? »
b) Le deuxième effet Kiss-cool : le fossé d’incommunication entre amants
La magie cinématographique homosexuelle, en général, ne dure pas. Elle finit par devenir pesante pour les deux membres du couple gay ou lesbien, même s’ils jouent encore pour un temps la comédie de l’amour. Comme fatalement ils se sont « fait des films » et éloignés du réel, ils découvrent très souvent qu’ils ne sont plus faits l’un pour l’autre, qu’ils ne sont pas sur la même longueur d’onde comme l’avaient prédit leurs goûts et les comédies dramatiques du cinéma : « Nous décidâmes avec Bill d’aller voir au cinéma ‘L’Empire du soleil’, un navet palpitant qui raconte, à travers son amerloque ribambelle de stéréotypes, le struggle for life d’un enfant projeté dans le monde le plus dur qui soit : la guerre… […] Je sentais dans le noir les déglutitions de Bill en accord avec le pathétisme des images ou son relâchement, en me tournant parfois discrètement vers cette luisance trop accentuée de l’œil, de ce ressort de larmes contenues réfléchi par l’écran, qu’il marchait à bloc, et qu’il s’identifiait, peut-être pas au personnage enfantin, mais au message symbolique du film : que le malheur est le lot commun des hommes mais qu’avec la volonté on s’en sort toujours. Je savais que Bill malgré son intelligence est un extraordinaire spectateur naïf, à qui l’on peut à peu près faire gober n’importe quoi, mais cette naïveté pour l’heure me répugnait… » (Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), pp.193-194) ; « J’ai allumé la télévision. Sur Melody Hits, il y avait le clip de la chanson de Sabah. Karabiino [le domestique noir de l’hôtel] connaissait le tube mais ignorait tout de la chanteuse. Il s’est arrêté de travailler. Je l’ai invité à venir s’asseoir sur le lit à côté de moi. Et on a regardé le clip ensemble. C’était joyeux. Triste. Bouleversant. Loin de tout. Sabah [l’actrice] défiait encore et toujours le temps, la mort, c’était son dernier combat. J’avais soudain envie de pleurer, mais je ne savais pas pourquoi. Karabiino, lui, avait les yeux fixés sur l’écran. Était-il heureux ? Avait-il oublié pour un moment son malheur ? À quoi pensait-il ? Qui, au fond, était-il ? Je n’avais pas de réponses. Je n’en avais pas besoin. Karabiino était un garçon offert à mes yeux, à ma mémoire, parfaitement lisible et complètement mystérieux. Je savais un bout de son histoire, de son rêve. Mais là, à côté de moi, il était comme un petit prince, un petit roi. Un petit Sphinx. Insaisissable. Ailleurs. Ailleurs en permanence. » (Abdellah Taïa, Une Mélancolie arabe (2008), pp. 76-77) Par exemple, dans le docu-fiction « Le Dos rouge » (2015) d’Antoine Barraud, des spectateurs inconnus d’une salle de cinéma sont filmés de face lors d’une projection d’un film qu’on ne connaît pas. Plus tard, Celia, la conservatrice de musée, reproche à Bertrand de lui envahir son espace psychique : « Je ne vais pas passer ma vie dans votre tête. »
L’intimité de la salle obscure, en plus de conduire à l’irréalité, n’aide pas les amants, et plus largement les individus homosexuels, à être adultes et responsables, à se respecter, à être chastes : « Je repérai très rapidement l’existence de cinémas pornos. Les films projetés étaient destinés aux hétérosexuels. En 1984, il n’était pas envisageable qu’un cinéma gay ait pignon sur rue. Mais c’était l’occasion de voir des corps d’hommes nus et excités. L’abstinence maintenue à force de suractivité et de prières depuis le lycée vola en éclats : j’achetai un billet pour une séance. Les toilettes du cinéma étaient couvertes d’inscriptions identiques à celles des carrelettes des toilettes de la gare d’Albertville. Elles servaient de boîte aux lettres, de lieu de rendez-vous et les cabinets permettaient aux couples formés de passer à l’acte. J’y eus ma première véritable expérience sexuelle. » (Jean-Michel Dunand, Libre : De la honte à la lumière (2011), p. 47)
En général, le cinéma encourage le couple homosexuel à la consommation anthropophagique, à la prostitution (gratuite), et même parfois au vol, au viol, et au crime. « Sur le chemin, un cinéma populaire, Royal El-Guidida, s’est présenté devant moi. Sans réfléchir j’ai acheté un billet et j’y suis entré célébrer ma nouvelle vie, au milieu d’une salle remplie d’hommes de tous âges qui se donnaient les uns aux autres sans complexe, sans se cacher, non loin des agents de police qui surveillaient l’entrée. Retrouver ma première religion. Mon rêve de toujours. Le cinéma par la peau. La transgression naturelle. Les corps dans l’intensité sexuelle. Des va-et-vient entre la salle immense avec orchestre et balcon et les toilettes. Un film. Deux films. Des stars. Adil Imam. Yousra. Nour Cherif. Leïla Eloui. » (Abdellah Taïa, Une Mélancolie arabe (2008), pp. 98-99) À ce titre, le film « La Chatte à deux têtes » (2002) de Jacques Nolot donne bien à humer l’ambiance sordide, dangereuse, et pourtant totalement banale de ce « lieu de baise » qu’est le cinéma porno Le Merri à Paris (on y voit des viols collectifs, des descentes de flics, des prostitués prêts à tailler des pipes à n’importe quel spectateur, des sombres histoires de racket, etc.). D’ailleurs, beaucoup de cinémas (notamment des cinémas pornos hétéros) ont été et sont des lieux de drague homosexuelle (pensons, rien qu’en Espagne, aux cinémas Carretas, Alba, Postas, Europa,El Ideal, ou encore Pleyel de Madrid ; aux cinémas Paz,Valencia Cinema, et Aliatar de Valence ; Arenas, Cataluña, Lido de Barcelone ; en France, au Grand Rex de Paris). L’écrivain homosexuel espagnol Terenci Moix aime raconter que c’est au cinéma qu’il a perdu l’innocence sexuelle. « J’ai été arrêté au cinéma le Far-West uniquement parce que j’étais dans un cinéma homosexuel. » (Dominique, témoin homosexuel parlant de la répression policière dans les années 1970 en France, dans le documentaire « Coming In » (2015) de Marlies Demeulandre)
Pour accéder au menu de tous les codes, cliquer ici.