Fan de feuilletons
NOTICE EXPLICATIVE :
Kitsch, Camp & Gay
Comme j’en avais ras-le-bol de voir toujours la même conclusion à la fin des très nombreux articles qui se proposent de décrire le phénomène de la visibilité homosexuelle dans les sitcoms (« Les séries sont des reflets significatifs de cette nouvelle évolution des mentalités et de nos sociétés ; l’apparition de héros gays montre une ouverture d’esprit et un changement de moeurs… » : reflets de quoi ? on n’a jamais la réponse, mis à part la guimauve ; on n’a droit à aucune interprétation après la citation des exemples), je me suis décidé à écrire cet article à propos des liens étroits entre homosexualité-séries télé-kitsch-totalitarisme.
Pour dire une sexualité insatisfaisante et un rapport au monde décorporalisé, beaucoup de personnes homosexuelles se réfugient dans le monde télévisuel des séries (telenovelas, séries B, sitcoms nord-américaines, soap opéras tels que les Feux de l’Amour, etc.) et élaborent une esthétique du mauvais goût appelée « kitsch ». Le kitsch procède de ce que j’appellerai un « baroque narcissique ». Bon nombre d’artistes homosexuels actuels ont tendance à se revendiquer du baroque pour conspuer le classicisme qu’ils jugent « mauvais » et d’arrière-garde. Ils s’éloignent à mon avis du vrai baroque, le « baroque humaniste », celui du métissage universel, prôné par un le romancier cubain Alejo Carpentier. Le baroque humaniste, contrairement au baroque narcissique, n’est pas un courant artistique créé pour s’opposer au classicisme et instaurer une élite néo-baroque, mais bien une maison universelle censée abriter aussi les soi-disant auteurs « classiques » : « Le baroque doit se voir comme une constante humaine. » (Alejo Carpentier, Razón De Ser (1980), pp. 38-65)
Le kitsch fait partie du baroque narcissique étant donné qu’il mêle l’amour du beau et de la merde, de la démocratie et du totalitarisme. Tous les régimes politiques, religieux, artistiques, qui jadis se sont caractérisés par leur volonté de détruire l’Homme et sa liberté, en sont les plus gros producteurs. Comme le souligne José Amícola, « le kitsch relie tous les éléments les plus réactionnaires sous une forme artistique » (José Amícola, Manuel Puig Y La Tela De Araña Que Atrapa Al Lector (1992), p. 127)
Nos sociétés post-modernes attribuent à cet art « tape-à-l’œil » ou « pacotille » une légèreté qu’il n’a pourtant pas, puisque le kitsch est l’attrait pour le maquillage des systèmes despotiques. S’appuyant généralement sur le folklore et le divertissement bon marché pour amortir sa réelle violence, il est le vernis esthétique appliqué par les dictatures quand celles-ci cherchent à occulter l’absence totale de culture. Milan Kundera lui a probablement donné la meilleure définition qui soit : « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde. […] Il est un paravent qui dissimule la mort. » (Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être (1984), pp. 357-367. Voir également la partie « paravent » du code « Maquillage » dans le Dictionnaire des Codes homosexuels). Les défenseurs du kitsch se proposent de sauver ce qui est destiné à la poubelle, à la fois pour dire que tout est artistique et que rien ne l’est si l’élite bourgeoise qui définit le bon du mauvais goût ne décide pas d’y investir son argent et son idéal de vie.
La différence entre le kitsch et l’art de qualité a l’air très mince. Sur la photo instantanée, ils semblent quasiment identiques. C’est sur la durée que le kitsch jaunit, car il privilégie l’image (autrement dit l’intention) à la Réalité. Le kitsch surgit de ce qui est humain et du regard amer que portent les Hommes sur leurs propres actes (pensez aux réactions que nous pouvons parfois avoir face aux photos de mariés exposées dans les magasins des photographes, condamnées au kitsch ou sauvées de lui selon notre clémence et notre paix intérieure). Tout est kitsch. On pourrait même dire qu’il y a du « kitsch presque objectif », celui qui touche à la naïveté, à l’innocence touchante, à la bonté : il suscitera parfois le même rejet que les « bons sentiments ». Mais une chose devient « plus kitsch que les autres » quand l’Homme rentre à l’excès dans le paraître, le narcissisme, ou la jalousie.
Le kitsch est étroitement lié à la haine de la contrefaçon matérialiste, exprimée paradoxalement par un surinvestissement dans le paraître. En ce sens, « les filles et les garçons sans contrefaçon », autrement dit les personnes homosexuelles, méritent tout à fait leur titre d’« enfants du kitsch ». Ce n’est pas sans raison que Severo Sarduy allie homosexualité et kitsch quand il qualifie le mouvement artistique néo-baroque de « kitsch, camp et gay ». On retrouve le kitsch dans la naïveté paradisiaque des photos-peintures de Pierre et Gilles, dans l’accoutrement outrancier de Marianne James en cantatrice allemande, chez les artistes du Pop Art, dans les décors psychédéliques de Pedro Almodóvar, dans le dépouillement grunge et misanthrope du bobo underground, dans les « mises en scène-masturbation-intellectuelle » de Marcial Di Fonzo Bo, ou bien encore dans l’esthétique de Jean-Paul Gaultier. Les personnes homosexuelles sont souvent des grands amateurs de cet épate-bourgeois facile qu’est le kitsch. Arthur Rimbaud, par exemple, avoue sa passion pour les « peintures idiotes » et les « refrains niais » ; Paul Verlaine revendique les « images d’un sou » et les bibelots d’une culture de masse en désuétude (cf. l’article « Sentes buissonnières » de Daniel Grojnowski, dans le Magazine littéraire, n°321, mai 1994, p. 45). Beaucoup de sujets homosexuels se désignent eux-mêmes comme des consommateurs incultes, des « enfants gâtés du capitalisme » (Frédéric Martel, Le Rose et le Noir (1996), p. 114), des « dandys déliquescents » (Jérôme Dahan dans la revue Platine, n°11, avril/mai 1994, p. 13) assumant avec fierté des goûts minables qui n’iraient pas avec leur rang. Leurs personnages (et parfois eux-mêmes) regardent les mauvais feuilletons de début d’après-midi pour mamies-gâteau, adulent les chanteurs-paillettes, et se montrent assez peu cultivés derrière leurs faux airs de premiers de la classe. Leurs goûts oscillent entre les extrêmes : elles peuvent aimer à la fois la mauvaise variet’ musicale et l’opéra classique, se forcer à consommer ce qui leur est présenté comme « de qualité » ou de se laisser aller à apprécier de la merde commerciale. Dans les deux cas, c’est souvent le paraître qui l’emporte sur le goût. Le kitsch attire l’œil et lui seulement, alors que l’art se prétend plus cérébral et veut aussi parler davantage au cœur.
Incroyable mais pourtant vrai : ce qui plaît à beaucoup de personnes homosexuelles dans la culture camelote, c’est (excusez l’expression) qu’on les prend pour des connes. Elles se rendent compte de l’hypocrisie sadique et souriante des media ou du monde bourgeois, mais elles aiment ce culot-là. Il les fascine et les attire : on ose « se foutre de la gueule » de personnes aussi intelligentes et importantes qu’elles, apparemment en toute innocence, dans l’indifférence générale… et elles trouvent cela scotchant ! Elles développent une réelle passion pour la nullité, pour la bêtise télévisuelle, mais pas n’importe laquelle : la bêtise très sincère, qui se prend au sérieux, qui n’a pas conscience d’elle-même, qui est énoncée par la bimbo blonde ou la bourgeoise ultra-sophistiquée qui souhaitent réellement le bonheur de l’Humanité tout entière (et des bébés phoques !). Qui, je vous le demande, a bien pu favoriser le surprenant come-back de Chantal Goya dans les années 1990 ? Qui attaque et défend encore les stars oubliées, si ce n’est la communauté homosexuelle ? Il s’agit de renverser certaines valeurs en remettant à la mode ce qui a été effacé. Ce n’est pas compliqué : à partir du moment où en apparence et à l’image on leur veut du bien, les personnes homosexuelles adorent qu’on les berce d’hypocrisie, qu’on leur fasse avaler des couleuvres qu’elles engloutissent volontairement pour montrer à l’infantilisation qui elle est, qu’on les traite comme des débiles ou des gamins qu’elles ne sont plus. Car elles prennent un malin plaisir à contenter ceux qu’elles détestent, en pensant se venger d’eux en leur obéissant exagérément.
Certes, elles adorent qu’on les prenne pour des connes, mais attention : elles seules se donnent le droit de l’avouer. En règle générale, elles gardent le secret sur leur passion. La dévoiler reviendrait à montrer au grand jour leur goût secret pour la soumission et l’infantilisation, et donc leur retirerait tout le prestige d’avoir été les seules à avoir su déceler le « second degré » du totalitarisme, ou le « bon goût du mauvais goût ».
Ne nous trompons pas. Le kitsch homosexuel n’est pas uniquement réductible au folklore Gay Pride, ni même à la surcharge que nous observons dans l’appartement d’un Renato de « Cage aux folles » : il peut être au contraire assez minimaliste et dépouillé. C’est alors l’excès de dépouillement qui évoque le charme ronflant du kitsch. Le rapport de distance des personnes homosexuelles avec le kitsch oscille entre proximité et rupture absolues. En général, elles aiment que leurs goûts de daube ne soient pas pris totalement au sérieux, que leur fausse distance par rapport à leur attrait pour la merde et le totalitarisme culturel soit tenue secrète. Elles vont alors se construire un écran ironique à leur passion du kitsch, appelé « camp ».
Ce courant « artistique » découle naturellement du rose du kitsch : il n’est que sa face cachée, noire et agressive. On compte beaucoup de représentants du camp parmi les personnes homosexuelles. Ceux-ci rêveraient que la frontière entre le kitsch et le camp soit infinie. En réalité, elle est dérisoire : ce sont encore une fois les deux marionnettes d’une même conscience qui simulent le duel, car finalement, le kitsch et le camp se rejoignent totalement dans les extrêmes, dans l’inversion.
Le soap opéra est particulièrement propice au détournement camp
La distinction entre eux serait d’abord chronologique : le camp est historiquement un néo-kitsch apparu dans les années 1960. Par ailleurs, le kitsch et le camp divergeraient quant à l’intention : le camp constituerait une forme de kitsch consciemment produit (contrairement au kitsch qui serait « naïf », « populaire », « bête », « commercial »), un « kitsch second degré », ou plus radicalement un « anti-kitsch ». La différence se ferait aussi dans la thématique : le camp se vengerait du kitsch par un goût de la laideur davantage marqué (pornographie, scatologie, films d’épouvante, drogues, apolitisme ou militantisme anti-« système », nihilisme seventies, etc.), un irrespect systématique pour tout ce qui est commun, un rejet de la naïveté, un humour beaucoup plus trash et décalé, ou une totale « neutralité ». En ce sens, un homme tel que Frédéric Sanchez, qui s’habille « classique », en noir, pour ne pas rentrer dans les « clichés homos », qui affirme haut et fort que « ni Sheila ni Dalida ne donneront de la voix dans son mange-disque », qu’« il déteste le kitsch » et qu’il est un « anti-DJay » (cf. l’article « Frédéric Sanchez, Illustrateur sonore », sur le site Ellico, consulté en juin 2005), est le prototype de l’Homme camp, donc kitsch, car l’anti-kitsch est aussi une attitude kitsch. « L’essence du Camp, c’est ça, non ? Ridiculiser, essayer de détruire quelque chose qu’on aime, pour démontrer que c’est indestructible » fait remarquer à juste raison Emir Rodríguez Monegal (cf. l’article « El Folletín Rescatado, Entrevista A Manuel Puig » (1972) de Emir Rodríguez Monegal, dans Revista De La Universidad De México, vol. XXVII, n°2, octobre 1975, pp. 25-35). Rien n’est totalement kitsch en soi, et tout est fatalement kitsch puisque tout ce qui est humain est kitsch. Se révolter contre l’humain, c’est être à nouveau humain. Le camp est contre lui-même et contre le kitsch, c’est-à-dire qu’il se nie et s’adore. Il gomme ses origines, fait un « kitsch du kitsch » en croyant s’en éloigner, croit qu’il ne copie pas parce que précisément il copie dans l’inversion. Voilà son paradoxe. La meilleure façon d’échapper au kitsch totalitaire, c’est finalement de ne pas le fuir à tout prix, de tolérer d’être un peu kitsch par la force des choses, non parce que nous l’aurions désiré mais à cause de notre (amour de la) condition humaine. Sinon, nous nous condamnons à y retomber sous une forme plus masquée en créant un kitsch ironiquement intentionné, totalitaire en somme.
Ce n’est pas par hasard que le monde intellectuel voit en général le kitsch et le camp comme des sous-genres artistiques gémellaires puisque ces derniers sont une atteinte à l’intelligence humaine alors qu’ils se prétendent justement « géniaux de subtilité (ou de nullité) », l’un par le rêve sucré, l’autre par l’horreur gore ou la pudibonderie intellectualisante. La dictature du camp est celle qui se place en grande ordonnatrice du bon et du mauvais goût. Ses promoteurs homosexuels pensent qu’ils peuvent se permettre, parce qu’ils possèdent à eux seuls la définition du bon goût, de franchir de temps en temps la frontière d’un mauvais goût qui auraient aussi la saveur d’un inédit et transcendant « bon goût » réservé à leur élite bobo. Pour eux, il y a un « mauvais ‘mauvais goût’ » et un bon « mauvais goût » (le « mauvais goût sain » comme dirait le Prétextat Tach d’Amélie Nothomb, dans Hygiène de l’Assassin) dont eux seuls connaîtraient la recette.
Du coup, ils ne voient pas qu’ils font de la merde à force de dire qu’ils la font. Ils se présentent comme des artistes d’avant-garde, ceux qui « sentent » le beau dans la laideur, qui trouvent, à l’image des décadents de la fin du XIXe siècle, la rédemption dans la médiocrité.
N.B. : Je vous renvoie aux codes « Télévore et Cinévore », « Tante-objet ou Maman-objet », « Bovarysme », « Patrons de l’audiovisuel », « Artiste raté », « Scatologie », « Tomber amoureux d’un personnage de fiction ou du leader de la classe », « Obèses anorexiques », « Fresques historiques », « Chevauchement de la fiction sur la Réalité », « Humour-poignard », « Défense du tyran », « Planeur », « Homosexualité, vérité télévisuelle ? », « Faux intellectuels », à la partie « Matérialiste et consommateur gay » du code « Collectionneur homo », à la partie « Play-back » du code « Substitut d’identité », à la partie « Mélodrame » du code « Emma Bovary ‘J’ai un amant !’ », à la partie « Camp » du code « Haine de la beauté », dans mon Dictionnaire des Codes homosexuels.
Pour accéder au menu de tous les codes, cliquer ici.
FICTION
a) Absorbé par le kitsch des séries TV :
Dans les fictions homo-érotiques, le personnage homosexuel est souvent fan de sitcom débiles de la télé : cf. la pièce D’habitude j’me marie pas ! (2008) de Stéphane Hénon et Philippe Hodora, le film « Sitcom » (1998) de François Ozon, le film « Drôle de Félix » (1999) d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, le film « Chouchou » (2003) de Merzak Allouache, le film « Mambo Italiano » (2003) d’Émile Gaudreault, le film « Je t’aime toi » (2004) d’Olga Stolpovskay et Dmitry Troitsky, la pièce Les Homos préfèrent les blondes (2007) d’Eleni Laiou et Franck Le Hen, la pièce Inconcevable (2007) de Jordan Beswick, le film « A Strange Love Affair » (1985) d’Éric De Kuyper et Paul Verstraten, la pièce Western Love (2008) de Nicolas Tarrin et Olivier Solivérès, le film « 50 façons de dire Fabuleux » (2005) de Stewart Main, la pièce La Estupidez (2008) de Rafael Spregelburd (avec Arnold Wilcox, le fan homo d’une série-fleuve Paradis des chutes), la pièce Qui aime bien trahit bien ! (2008) de Vincent Delboy (avec Sébastien), la pièce Bang, Bang (2009) des Lascars Gays (avec Ryan), la comédie musicale Sauna (2011) de Nicolas Guilleminot (avec Benji, fan de séries débiles comme Les Filles d’à côté), le film « Niño Pez » (2009) de Lucía Puenzo (avec Ailín, fan de telenovelas), etc.
« On regardait Les Feux de l’Amour. » (Zize, le travesti M to F parlant de lui et de sa mère, dans le one-(wo)man-show Zize 100% Marseillaise (2012) de Thierry Wilson) ; « C’est l’heure de son émission préférée du moment […]. Chloé adore regarder ce genre de programme, je pensais que ça ne serait pas du tout son genre, les trucs de starlette, mais c’est une drogue qui lui donne le sourire. » (Cécile en parlant de sa compagne Chloé, dans le roman À ta place (2006) de Karine Reysset, p. 64) ; « Qui n’aime pas Glee et Sex & the City ? » (Jonathan, le héros homo de la pièce À partir d’un SMS (2013) de Silas Van H.) ; « On était branchées, alors on regardait toutes les séries. » (Océane Rose-Marie et son amante Nathalie, dans le one-woman-show La Lesbienne invisible, 2009) ; « Je regardais Le Prince de Bel-Air, le Cosby Show. » (Shirley Souagnon dans son concert Free : The One Woman Funky Show, 2014) ; etc.
Par exemple, dans le film « Comme un frère » (2005) de Bernard Alapetite et Cyril Legann, Sébastien change de nom et se fait appeler Zack en référence à un héros de série télé qu’il a adulé dans son adolescence (Zack de Sauvez par le gong). Dans la pièce Jerk (2008) de Dennis Cooper, Dean est amoureux de Luc Alphin, un comédien de la série Flipper le Dauphin. Dans le film « Love Is Strange » (2014) d’Ira Sachs, Ben, l’un des héros homos, est fan de comédies musicales, telles que Bananasplit. Dans son one-woman-show La Lesbienne invisible (2009), Océane Rose Marie dit en plaisantant qu’elle a eu le coup de cœur pour Hélène Rolles, l’héroïne de la série Hélène et les garçons. Dans la pièce Un Mariage follement gai ! (2008) de Thierry Dgim, Sébastien appelle son petit copain « J.R. » (= Jean-René), comme le personnage de Dallas. Dans le roman Les Dix Gros Blancs (2005) d’Emmanuel Pierrat, Lord Sanguinetto a une « pratique du visionnage à haute dose de Mission impossible et autres Charly et ses Drôles de Dames » (p. 39). Dans la pièce Un Mariage follement gai ! (2008) de Thierry Dgim, Jean-René et Sébastien sont fans de Chantal Goya et de feuilletons indigents (cf. la parodie Les Flammes de l’Amour des Feux de l’Amour). Dans la pièce Ça s’en va et ça revient (2011) de Pierre Cabanis, Hugo et Benji regardent la série Alf, et possèdent chez eux une impressionnante DVDthèque. Dans la nouvelle « La Carapace » (2010) d’Essobal Lenoir, le héros regarde la télé avec sa grand-mère (p. 12). Dans son one-man-show Bon à marier (2015), Jérémy Lorca critique sa mère en lui reprochant de « l’avoir forcé à regarder la série Santa Barbara ». Dans la pièce Les Sex Friends de Quentin (2013) de Cyrille Étourneau, Michèle est l’actrice bimbo de série B La Vie est plus moche (parodie de Plus belle la vie) : Quentin, le personnage bisexuel, est d’ailleurs sorti avec elle. Dans le one-(wo)man-show Zize 100% Marseillaise (2012) de Thierry Wilson, Zize, le travesti M to F, suit assidument Les Feux de l’Amour, Plus belle la vie, Desperate Housewifes, Derrick, Confessions intimes, etc. Dans son one-woman-show Wonderfolle Show (2012), Nathalie Rhéa fait plein de références aux séries et émissions télévisées : Top Chef, Six Feet Under, Une Femme d’honneur, Navarro, Le Commissaire Moulin, L’Amour est dans le pré et Kojak. Dans le one-man-show Gérard comme le prénom (2011) de Laurent Gérard, la grand-mère Mamita – jouée par le comédien lui-même – regarde Derrick, Dallas, Plus belle la vie. Dans le film « La Vie d’Adèle » (2013) d’Abdellatif Kechiche, les parents d’Adèle passent leur temps devant la télé à scotcher sur des jeux télé (Questions pour un Champion par exemple)… et leur fille avec eux ! Dans le film « Plan B » (2010) de Marco Berger, Pablo et Bruno nourrissent une passion commune pour la série télévisée Blind. Dans la pièce Bonjour ivresse ! (2010) de Franck Le Hen, Benoît, le héros homo, a l’intégrale de Melrose Place. Dans le film « Xenia » (2014) de Panos H. Koutras, Ody écoute des chansons mélancoliques de chanteuses italiennes plaintives des années 1960 avec son casque, et rêve de passer dans les émissions de télé-crochet style The Voice en Grèce. Dans le roman La Nuit des princes charmants (1995) de Michel Tremblay, le narrateur homosexuel « se tape » le programme télé que sa mère regarde : une émission quotidienne pour les ménagères de plus de quarante ans, animée par Nicole Germain. Toute la pièce La Famille est dans le pré (2014) de Franck Le Hen est bourrée de références publicitaires ou télévisuelles (La Petite Maison dans la prairie, Dynastie, La Ferme Célébrités, Les Mystérieuses Cités d’or, Secret Story, etc.) : à un moment, l’intégralité des personnages participent à un grand jeu de télé-réalité (Stars chez eux) où le principe, pour gagner de l’argent, c’est de sortir un maximum de noms de marques. Dans le film « Love Is Strange » (2014) d’Ira Sachs, Ted, l’un des héros homos, est scotché à sa télé devant Games Of Thrones, et se dit fan de Daenerys Targaryen, « la princesse exilée » : « Je l’adore. » Il se déguise même avec des costumes péplum chez lui. Dans son one-man-show Fabien Tucci fait son coming-outch (2015), Fabien, le héros homosexuel, fait référence au dessin-animé Ken le Survivant, suit des séries telles que Mission Impossible ou encore Loft Story », chante des génériques publicitaires (L’ami Ricoré), et se prend pour Wonderwoman (« Transformation ! Wonderwoman !! ») ou encore à Laura Ingals dans La Petite Maison dans la prairie : « Et là, je me voyais courir dans les champs, cheveux au vent, comme dans la Petite Maison dans la prairie, avec la petite fille qui se cassait la gueule. » Dans la pièce La Thérapie pour tous (2015) de Benjamin Waltz et Arnaud Nucit, Arnaud, l’un des héros homosexuels, se découvre avec son psy secrètement gay également une passion commune pour la sitcom française Les Filles d’à côté : « C’est dingue. Vous êtes fan des ‘Filles d’à côté’, vous aussi ? » Arnaud connaît tous les épisodes par cœur. Il s’est abonné aussi au câble pour suivre Fashion TV.
Le héros homosexuel des fictions est souvent une pétasse fashion victim au cerveau ramolli par les séries télé : cf. le film « Garçon stupide » (2003) de Lionel Baier, le film « Xenia » (2014) de Panos H. Koutras, le film « Mommy » (2014) de Xavier Dolan (avec Steve), le film « Far West » (2002) de Pascal-Alex Vincent, le film « L’Homme d’à côté » (2001) d’Alexandros Loukos (avec Alkis, le héros homo lobotomisé par la série Elvira qu’il regarde, forcé au départ par sa grand-mère, puis y prenant goût), la comédie musicale Panique à bord (2008) de Stéphane Laporte (avec Kevin), le film « The Boys In The Band » (« Les Garçons de la bande », 1970) de William Friedkin (avec Tex, le prostitué déguisé en cowboy, et décrit comme « une cruche » qui « n’y connaît rien à l’art »), etc. Par exemple, dans le film « Stand » (2015) de Jonathan Taïeb, Anton, en tant qu’assistant à domicile de personnes âgées (ergothérapeute), va faire des ménages chez Olga, une grand-mère qui passe son temps devant la télé et l’initie aux jeux télévisés. Celle-ci veut absolument le caser avec une femme, et tente même de le séduire, en maintenant avec lui une relation fusionnelle (elle l’appelle « mon chéri »).
« J’ai la solution ! Toi et moi on va devenir la fille dans Sex And The City, et on vais rentrer avec des gros sacs de mode, ça sera la vraie Parisienne, quoi. Ohlalah, on doit être la plus belle, ma chérie, pour séduire plein de hommes. » (Cody, le héros homosexuel efféminé nord-américain s’adressant à son pote gay Mike qui vit une relation battant de l’aile avec Léo, dans le roman Des chiens (2011) de Mike Nietomertz, p. 101) ; « J’assume tous mes goûts variétoches. » (Damien, le héros bisexuel de la pièce Soixante degrés (2016) de Jean Franco et Jérôme Paza) ; etc.
Parfois, le héros homosexuel est lui-même acteur dans une sitcom. Par exemple, dans la pièce Parfums d’intimité (2008) de Michel Tremblay, Luc joue dans une série B. Dans le film « I Love You Baby » (2001) de David Menkes et Alfonso Albacete, Marcos joue comme figurant dans des téléfilms où finalement ses scènes sont coupées au montage.
L’addiction du héros homosexuel pour ses séries n’est pas très bon signe dans la vie de ce dernier : elle dévoile un gros manque affectif, voire une dépression ou une schizophrénie. « Vous regardez trop la télé, Monsieur Canard. » (Olivier, le flic, s’adressant à Romain Canard, le coiffeur gay, fan de Plus belle la vie et de Julie Lescaut, dans la pièce Dernier coup de ciseaux (2011) de Marilyn Abrams et Bruce Jordan) ; « Aaaah !!! C’est Plus Belle la Vie !!! » (Raphaël Beaumont dans son one-man-show Raphaël Beaumont vous invite à ses funérailles, 2011) ; etc.
Par exemple, dans le film « Contracorriente » (2011) de Javier Fuentes-León, Miguel, le héros bisexuel regarde des telenovelas avec sa femme… avant de la tromper plus tard avec un homme. Dans le film « J’ai tué ma mère » (2009) de Xavier Dolan, Hubert vit sous la coupe d’une mère possessive très superficielle, qui fait ses séances d’UV, qui s’achète des fringues tout le temps, qui regarde des feuilletons débiles à la télé… et qui l’entraîne dans sa vie ennuyeuse, superficielle, idolâtre et incestuelle.
b) Kitsch : le paravent qui dissimule (et indique la présence de) la merde :
Dans la fantasmagorie LGBT, les héros homosexuels sont souvent adeptes du kitsch, cet art-poubelle plein de « bons sentiments » et d’artifice forcé, doré, éphémère : Hervé fan de Claude François dans la pièce Hétéropause (2007) d’Hervé Caffin et de Maria Ducceschi, Daniel le fan du concours-télé Eurovision dans la pièce Son mec à moi (2007) de Patrick Hernandez, le héros gay fan de l’Eurovision dans le film « Gotta Have Heart » (1998) d’Eytan Fox, Didier le téléphage attiré par le kitsch dans le one-man-show Chroniques d’un homo ordinaire (2008) de Yann Galodé, Yali le fan de la Star Academy israëlienne dans le film « The Bubble » (2006) d’Eytan Fox, etc.
« Cloclo, mon idole. » (Jean-Luc, l’un des héros homos de la pièce Et Dieu créa les folles (2009) de Corinne Natali) ; « Jeanne aimait Céline Dion comme une matante. […] Elle achetait tous ses disques, malgré le contenu, s’empressait-elle d’ajouter parfois, et guettait toutes ses apparitions à la télévision. » (Jeanne, une des héroïnes lesbiennes du roman Le Cœur éclaté (1989) de Michel Tremblay, p. 56) ; « Je n’ai aucune personnalité. J’ai un p’tit faible pour les chansons mineures qui vont droit au cœur des teenagers. » (cf. la chanson « Manque de personnalité » de Doriand) ; « David aime de la musique de tarlouze comme Johnny Mitchell ! » (Wayne dans la pièce Jerk (2008) de Dennis Cooper) ; « [Si nous les gays sommes doués pour l’art, ] c’est surtout pour danser sur de la musique de connasses, sur les musiques de pétasses comme on aime ! » (le narrateur homosexuel racontant son voyage vers New York, dans le one-man-show Les Gays pour les nuls (2016) d’Arnaud Chandeclair) ; etc.
Par exemple, dans la pièce Comme ils disent (2008) de Christophe Dauphin et Pascal Rocher, David, l’un des héros homos, adore l’Eurovision et toutes les chanteuses icônes gays de seconde catégorie: Julie Piétri, Karen Cheryl, Chantal Goya, Nana Mouskouri, Mylène Farmer, etc. Dans le film « Le Père Noël est une ordure » (1982) de Jean-Marie Poiré, Katia, le gay inculte, est amateur de kitsch et fan de variété française. Par exemple, dans la pièce Eva Perón (1969) de Copi, la mère d’Evita écoute la radio, lit des magazines people, des revues de cinéma.
Les personnages homosexuels semblent à la merci des modes : « Dans l’eau je baigne, c’est l’important, bien à mon aise, dans l’air du temps. » (cf. la chanson « J’en ai marre » d’Alizée) ; « Je déteste être à la traîne. » (l’ami homo de Charlie dans film « Urbania » (2004) de Jon Shear) ; etc. Par exemple, dans la pièce Des bobards à maman (2011) de Rémi Deval, Max, la grande folle, ne veut porter que des vêtements moulants : « Et puis c’est la mode, merde ! »
Le kitsch auquel ils se soumettent annonce en toile de fond un manque de personnalité, une absence de liberté, un désir de mort (= le désir d’être objet est au fond un désir de mort), une souffrance non-identifiée.
En suivant l’excellente définition du kitsch donnée par Milan Kundera dans son roman L’Insoutenable légèreté de l’être (1984) (« Le kitsch est un paravent qui dissimule la mort », pp. 357-367), on se rend compte très souvent que, dans l’inconscient homo-érotique, noyé de kitsch, il est souvent fait référence à un mur ou à un paravent qui occulte le mal ou la mort ou les dictatures humaines. Par exemple, dans le film « Les Enfants terribles » (1949) de Jean-Pierre Melville, la scène finale représente Élisabeth qui s’est tirée dessus après avoir empoisonné son frère : elle s’écroule, faisant tomber ainsi le paravent qui dissimule la mort de Paul. Idem dans la pièce La Sonate des Spectres (1907) d’August Strindberg où il est question du « paravent de la mort », et dans bien d’autres œuvres crypto-gays : « Ce sont des gens à l’esprit pratique qui n’ont simplement pas envie de voir la mort en face ou plutôt à côté car une cloison nous en séparait. » (François, l’un des héros homos du roman Riches, cruels et fardés (2002) d’Hervé Claude, p. 125) ; « […] la lampe brillant derrière un paravent qui dissimulait à moitié le lit du jeune homme » (Fabien presque mort, dans le roman Si j’étais vous (1947) de Julien Green, p. 303) ; « Je dissimulais les taches de moisissure [sur le mur de ma chambre] avec des posters de chanteuses de variétés ou d’héroïnes de séries télévisées découpés dans les magazines. » (Eddy Bellegueule dans son autobiographie En finir avec Eddy Bellegueule (2014) d’Édouard Louis, p. 79) ; etc.
FRONTIÈRE À FRANCHIR AVEC PRÉCAUTION
PARFOIS RÉALITÉ
La fiction peut renvoyer à une certaine réalité, même si ce n’est pas automatique :
a) Absorbées par le kitsch des séries TV :
Dans les séries, partout dans le monde depuis les années 1990, les personnages homosexuels (soit principaux, soit secondaires) ne manquent pas : Les Filles d’à côté, Les Mystères de l’Ouest, Starsky et Hutch, Queer As Folk, Six Feet Under, The L World, Buffy contre les vampires, Plus belle la vie, Grey’s Anatomy, Glee, Desperate Housewives, Once Upon A Time, Modern Family, Ugly Betty, Verbotene Liebe, Rizzoli And Isles, As The World Turns, Hotel Caesar, Des jours et des vies, Goede Tijden Slechte Tijden, Pretty Little Liars, etc.
Par exemple, en 2009, 18 personnages sur 106 (à savoir 3%) dans les séries américaines sont homos.
Même les anciennes séries « hétéros » virent maintenant leur cuti !
Le kitsch des Telenovelas latino-américaines et des soap opéras nord-américaines est un nid douillet idéal pour l’accueil des intrigues homosexuelles. Là où la sincérité (sans Réalité) abonde, l’homosexualité surabonde !
Et je ne peux pas le nier. Dans mon histoire personnelle, j’ai été bercé par les séries télés : Super Jaimie, Sherif fais-moi peur, Arnold et Willie, Derrick, Drôles de Dames, Ma Sorcière bien-aimée, K2000, L’Homme qui tombe à pic, L’Amour du risque, Les Deux font la paire, L’Agence tous risques, Amicalement vôtre, Mission Impossible, Sliders, Mac Gyver, Les Filles d’à côté, Wonder Woman, Loterie, Chips, Starsky et Hutch, La Petite Maison dans la Prairie, La Croisière s’amuse, Sauvés par le gong, Manimal, La Quatrième Dimension, Les Envahisseurs, La Grande Vallée, L’Homme qui valait 3 milliards, Chapeau melon et Botte de cuir, Matt Houston, Happy Days, Huit ça suffit, Columbo, Zorro, Flipper le Dauphin, etc. Elles ont façonné tout mon imaginaire.
Je suis loin d’être le seul dans ce cas. Par exemple, le réalisateur Alain Guiraudie se nourrit, adolescent, de culture populaire : B.D., séries télévisées, films de genre, etc. Beaucoup de créateurs homosexuels essaient de caser leurs goûts rétro-kitsch dans leurs oeuvres : Pedro Almodóvar, François Ozon, George Cukor, Gaël Morel, Pierre et Gilles, Panos K. Soutras, Xavier Dolan, Jean-Marc Vallée, Michel Tremblay, etc.
« Mes premières héroïnes étaient Catwoman – môme, je la dessinais brandissant son fouet –, Fantômette, Super Jaimie et Wonder Woman. Les ancêtres de Xena, quoi. » (le réalisateur français Julien Magnat dans la revueTêtu, n°69, juillet-août 2002, p. 20) ; « Tu n’étais pas contente de me voir pleurer, mais j’éprouvais une tendresse particulière pour la Princesse indienne de Patagonie. Le jour où on l’a fait prisonnière et où la sorcière de la tribu ennemie lui a arraché ses boucles d’oreilles, j’ai trouvé le monde injuste. J’aurais voulu pouvoir voler jusqu’à la Terre de Feu et la reprendre aux mains d’êtres aussi sauvages. Je sais : c’était un feuilleton radiophonique. Mais il me donnait un avant-goût des atrocités à venir. » (Alfredo Arias s’adressant à sa grand-mère, dans son autobiographie Folies-Fantômes (1997), pp. 157-158) ; « Ce jour-là, je courais vers une image, une femme. L’actrice égyptienne. Une grande star. Une grande dame. Souad Hosni. Elle passait à la télévision dans un feuilleton que j’adorais. Houa et Hiya : Elle et Lui. Je courais vers elle pour l’embrasser. Être pendant une heure avec elle, amoureux en pleurs, danseur libre, comédien de ma propre vie. » (Abdellah Taïa, Une Mélancolie arabe (2008), p. 32) ; « Je n’ai jamais oublié Souad Hosni. Je n’avais pas oublié son feuilleton Houa et Hiya qui me faisait courir dans mon adolescence, à la sortie du collège. » (idem, p. 91) ; « Quand on a vu arriver L World, on était comme des dingues ! » (Fanny Corral, lesbienne, dans le documentaire « Tellement gay ! Homosexualité et Pop Culture », « Out » (2014) de Maxime Donzel) ; « Mamie Jeannine a divorcé lorsque mon père avait 3 ans. Elle a quitté son mari pour Jacques Larue, cet homme dont elle est tombée passionnément amoureuse. Mamie était d’une incroyable modernité ! À l’époque, ça ne se faisait pas de divorcer, ni de porter de pantalon, ou d’avoir les cheveux coupés court à la garçonne ! Mais mamie s’est toujours moquée du qu’en-dira-t-on. Elle était libre ! […] Avec mamie, on discute des heures, ‘on blague’, comme elle dit, et on rit. Des bavards invétérés ! Je l’ai convertie à la sitcom britannique hilarante ‘Absolutely Fabulous’. Une mamie branchée, croyez-moi ! D’une incroyable modernité. Parfois, on va au cinéma tous les deux. Je me souviens comme si c’était hier du jour où nous sommes allés ensemble au multiplex voir le film ‘Pourquoi pas moi’. Une comédie kitsch sur le coming out. […] Un nanar totalement oublié mais qui tient une place à part dans mon coeur tant il est lié à un moment crucial de ma vie. Mamie a adoré ! Évidemment, elle a tout compris, pas besoin de mettre des mots. Juste son regard, doux, malicieux et bienveillant, suffit à exprimer tout l’amour qu’elle me porte. Je sais qu’elle m’aime comme je suis. » (c.f. l’autobiographie Fils à papa(s) (2021) de Christophe Beaugrand, Éd. Broché, Paris, pp.36-39) ; etc.
La plupart des personnes homosexuelles ont cru avoir vécu avec certains personnages de séries une véritable histoire d’amour. Par exemple, dans son autobiographie Prélude à une vie heureuse (2004), le romancier Alexandre Delmar avoue être tombé amoureux du personnage d’Esteban dans le dessin animé franco-japonais Les Mystérieuses Cités d’Or : « Oui, on peut trouver un personnage de dessin animé infiniment beau ! Absolument ! Je ne trouve pas ce concept du tout surprenant. » Puis il le compare à l’acteur principal d’une série nord-américaine de son adolescence : « Bon, d’accord, je dois quand même reconnaître qu’il n’est pas aussi beau qu’un garçon de mon âge qui joue dans une autre série, Sauvés par le gong, et qui répond au doux prénom de Zach. Tout me plaît chez lui. De la tête aux pieds, sans la moindre exception. Sa coupe de cheveux, sa blondeur, son visage fin, son teint hâlé, son look décontracté, sa popularité, son succès auprès des filles… Je voudrais tellement lui ressembler, même un tout petit peu. Mais il approche de la perfection faite ‘garçon’, ou du moins de l’image que je peux m’en faire, que je ne vois pas comment je pourrais lui arriver à la cheville. » (pp. 13-14)
b) Kitsch : le paravent qui dissimule (et indique la présence de) la merde :
Le kitsch applaudi par beaucoup de personnes homosexuelles s’est surtout choisi comme support la série télévisée musicale… donc les émissions de télé-réalité comme The Voice ou Glee, les comédies musicales, les concours comme l’Eurovision, les créations qui font du play-back nostalgique un zapping géant. Je pense par exemple au play-back de la chanson « Finally » de Cece Peniston dans le film « Priscilla, folle du désert » de Stephen Elliott, au play-back de la chanson « L’Amour à la plage » de Niagara dans la pièce Une Cigogne pour trois (2008) de Romuald Jankow, au play-back de la chanson « Rumore » de Patty Pravo dans le film « Xenia » (2014) de Panos H. Koutras, à la chanteuse de mariachi des années 1930 Lucha Reyes dans le film « La Reine de la nuit » (1994) d’Arturo Ripstein, aux reprises d’ABBA dans le film « Liv Og Dod » (« Vie ou mort », 1980) de Svend Wam et Peter Vennerod, au play-back final des « Magnolias » de Cloclo dans la pièce 1h00 que de nous (2014) de Max et Mumu, à la comédie musicale « Les Demoiselles de Rochefort » (1967) de Jacques Demy, etc.
Les séries musicales sont les lieux de tous les mélanges (fiction + clip), de toutes les hybridités (plaisir + risque du concours), de toutes les expérimentations inédites (jeu + bisexualité), de toutes les ironies sérieuses (kitsch + camp) : « Mes potes gays adorent l’Eurovision. » (la chanteuse Amandine Bourgeois dans le journal Métro du 15 mai 2013, p. 12) ; « J’adore Claude François, car j’ai toujours aimé la variété. […] J’ai aussi aimé ‘pire’ : C. Jérôme, Dave, Gérard Lenorman… et alors ?!? J’assume tous mes goûts en bloc. » (Jérôme Dahan dans la revue Platine, n°11, avril/mai 1994, p. 13) ; « Moi, j’aime le music-hall. » (Charles Trénet) ; « Aristophane était un très bon metteur en scène de music-hall. » (Jacques Lacan, Séminaire, cité dans l’essai L’Homosexualité de Platon à Foucault (2005) de Daniel Borillo et Dominique Colas, p. 524) ; etc. Je vous renvoie au documentaire « Porträt Marianne Rosenberg » (1976) de Rosa von Praunheim sur les stars du disco, ainsi qu’au docu-fiction très camp « Brüno » (2009) de Larry Charles.
Dans l’essai Para Enterdernos (1999), on retrouve dans les remarques d’Alberto Mira au sujet du kitsch et du camp l’idée que les désirs homosexuel et hétérosexuel émanent de la misère affective et culturelle d’Occident, reflet inversé de la misère du Tiers-Monde : « Le Festival de l’Eurovision est le ‘camp’ des pauvres. » (p. 287)
Beaucoup de personnes homosexuelles sont fans – et parfois créatrices – de kitsch, cet art-poubelle plein de « bons sentiments » et d’artifice forcé : je pense aux nombreuses émissions de télé-réalité comme The Voice, Secret Story, La Nouvelle Star, l’Eurovision, et aux nombreuses sitcoms qui sont suivies par un public homosexuel. Par exemple, dans le documentaire Ouganda : au nom de Dieu (2010) de Dominique Mesmin, Joseph, le sorcier gay, a dans sa chambre un énorme poster des Spice Girls. Autre exemple : Jack Smith est amateur de séries B glamour. Bruce Benderson traduit une autobiographie de Céline Dion. Le couturier Jean-Paul Gaultier dit que pendant son adolescence, il a été nourri par les images et les séries qu’il voyait chez sa grand-mère chérie. Dans le documentaire « Homophobie à l’italienne » (2007) de Gustav Hofer et Luca Ragazzi, Luca pleure à chaudes larmes devant Nos plus belles années. On peut aisément qualifier de kitsch les tableaux bucoliques de Pierre et Gilles, les poésies pastorales de Luis Cernuda, etc.
Dans les pièces et les romans de Copi, il est fréquent de lire l’imprégnation de la sentimentalité exacerbée kitsch, des séries à l’eau de rose de la télé : « Je dis que je ne supporte plus qu’elle prennent toutes les décisions, je veux divorcer. Elle rit de son rire américain, tu n’oseras jamais, dit-elle, et elle continue de lire avec ses lunettes de contact. Je me sens sans force, je vais pleurer dans la cuisine […]. » (le narrateur homosexuel dans le roman Le Bal des folles (1977), p. 97) ; « Je me plonge dans la lecture des sous-titres des photos de Paris-Match. » (idem, p. 26) ; « Je veux parler d’abord avec mon avocat ! » (Daphnée dans la pièce La Tour de la Défense, 1974) ; « Hello, John ? Where is Katia ? She is there ? I want her back ! » (Daphnée au téléphone, idem) ; etc.
Il y a dans cet attachement homosexuel au kitsch à la fois de la distance (un second degré plus intellectuel qu’effectif) et aucune distance réelle (car les personnes homosexuelles ont tendance à confondre l’art avec l’amour, ou l’esthétique avec l’éthique) : « Aujourd’hui encore, je n’aime pas que l’on se moque de ce genre de films. » (Frédéric Mitterrand à propos de son attachement aux films de série B, La Mauvaise Vie (2005), p. 115)
Plus c’est (apparemment, médiatiquement) rejeté et destiné à la poubelle, plus la communauté homosexuelle défend (plus ou moins avec autodérision) telle ou telle vedette : c’était le cas de Chantal Goya, mise plus bas que terre après son passage catastrophique au Jeu de la vérité ; de Lady Di rejetée par la monarchie britannique ; c’est aussi le cas de Cindy Sander (qui fait l’objet d’une ovation générale plus qu’ambiguë et iconoclaste de la part du public gay lors de son apparition à la soirée dansante Follivores au Bataclan à l’occasion de la Marche des Fiertés de Paris le 28 juin 2008) ou encore de Vanessa Paradis. « Parce que quand tout le monde s’est mis à lui cracher dessus après le succès de ‘Joe le taxi’, les gays l’ont tout de suite adoptée. » (cf. la revue Têtu, n°127, novembre 2007, p. 101)
Le kitsch, en même temps qu’il s’affiche, cherche à détruire sa propre naïveté avec le camp, ce kitsch soi-disant « second degré », un kitsch de destruction qui vise à prouver par l’acte iconoclaste que le kitsch naïf serait finalement vainqueur, tout-puissant et immortel. Par exemple, le romancier espagnol Terenci Moix revendique son goût pour le toc artistique face à la haute littérature, ce qui ne l’empêche pas de choisir pour cible privilégiée les revues people. Il est kitsch dans tous les sens du terme : à la fois kitsch et camp. « Parler du kitsch pour le dénoncer, c’est encore être dans le kitsch. » (Lionel Souquet, Le Kitsch de Manuel Puig (1996), p. 201)
Dans les spectacles travestis (passant mettre dans l’art du détournement parodique), ou encore dans les spectacles tels que la comédie musicale Se Dice De Mí En Buenos Aires (2010) de Stéphane Druet (parodiant les soaps opéras, à la sauce gay) ou les comédies musicales avec Denis d’Archangelo (Le Cabaret des hommes perdus, puisant dans la culture music-hall), le kitsch est forcé, glorifié en même temps que détruit ; les séries télé sentimentales (soap opéras, telenovelas, sitcoms de maison de retraite de début d’après-midi) sont reprises abondamment et détournées ; les divas distinguées se mettent à roter, arrivent en béquilles sur scène, chantent l’amour déçu.
Dans leur cœur, une grande part des personnes homosexuelles n’ont pas renoncé à se prouver à elles-mêmes et à prouver au monde la profondeur de l’artifice, la beauté de leurs bons sentiments : « Tendre vers l’artifice, n’est-ce pas chez l’homme l’ambition la plus pure, la moins mensongère ? » (Yukio Mishima, Correspondance 1945-1970 (1997), p. 18) ; « Magnifiques, ces bijoux. Le toc, j’adore. » (Yves Saint-Laurent s’adressant à Loulou, une femme algérienne, dans la biopic « Yves Saint-Laurent » (2014) de Jalil Lespert) ; « De la bêtise, je n’aurais le droit de dire, en somme, que ceci : qu’elle me fascine. » (Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes (1975), p. 56) ; « Rengaines, complaintes populaires, vieilles estampes, images d’un sou, spectacles de foires : autant de matériaux, réputés mineurs, qui fascinent Verlaine et nourrissent son inspiration. » (cf. l’article « Sentes buissonnières » de Daniel Grojnowski, dans le Magazine littéraire, n°321, mai 1994, p. 45)
Nous trouvons fréquemment une défense du « bon goût du mauvais goût » chez des critiques homos pourtant lettrés mais qui se laissent parfois aller à leurs élans « bobos » sentimentalo-esthétiques. Par exemple, Didier Roth-Bettoni, dans son essai L’Homosexualité au cinéma (2007), qualifie le film « Super 8 ½ » (1998) de Bruce LaBruce de « grand mauvais film ».
Kitsch et Camp jouent au ping-pong pour mieux, par leur concert, occulter l’absence de liberté et de Réalité que vit le créateur homosexuel qui les met en scène dans ses séries télé (et dans les détournements parodiques de celles-ci). La philosophe Susan Sontag a parfaitement bien analysé les pièges de la sincérité homosexuelle au niveau artistique avec ses essais sur le Camp (je crois qu’elle appelle « camp naïf » le kitsch) : « Il faut distinguer le Camp naïf et le Camp concerté. Le pur Camp est toujours naïf. Le Camp conscient (faire du Camp) paraît, en général, beaucoup moins bon. Le Camp à l’état pur est involontaire, d’un sérieux total. […] Il n’a pas la moindre intention d’être drôle. […] Le Camp intentionnel n’est sans doute jamais réussi. […] Le Camp spécule sur l’innocence : ce qui signifie qu’il la révèle, mais aussi, quand il le peut, qu’il la corrompt. […] L’élément essentiel du Camp, naïf ou pur, c’est le sérieux, un sérieux qui n’atteint pas son but. […] Le Camp, c’est un art qui se prend au sérieux, mais qui ne peut être pris tout à fait au sérieux, car il ‘en fait trop’. […] Une œuvre qui aurait pu être camp ne l’est pas du fait qu’elle atteint son but. […] N’est pas camp ce qui est extravagant d’une façon inconsistante et plate ; et jamais ne sera camp tout ce qui ne porte pas la marque d’une sensibilité aiguë, et en quelque façon déchaînée. Sans la passion, on ne saurait avoir que du ‘pseudocamp’, quelque chose de purement décoratif, inoffensif – du ‘chic’ en un mot. […] Une fois de plus, répétons-le, le Camp, c’est un effort pour faire de l’extraordinaire. Mais de l’extraordinaire dans un certain sens : le fascinant, le hors série. […] Le Camp vise à détrôner le sérieux. […] On peut se moquer du sérieux et prendre la frivolité au sérieux. […] Le Camp, c’est de la sensiblerie. » (Susan Sontag, « Le Style Camp », L’Œuvre parle (1968), pp. 432-449)
Même dans l’anti-conformisme, les personnes homosexuelles avouent elles-mêmes qu’elles sont à la merci des modes : « J’ai le Sida. J’attrape toutes les modes. » (Copi s’adressant à Facundo Bo, et cité dans l’essai Le Rose et le Noir (1996) de Frédéric Martel, p. 479) ; « J’ai souvent des idées qui sont assez ‘dans l’air du temps’. » (Klaus Mann, Journal (1937-1949), p. 326) ; « Piera suivait la mode avec ferveur : elle dévorait les pages des magazines, choisissant toujours les modèles les plus bourgeois. » (Alfredo Arias parlant d’un travesti M to F, dans son autobiographie Folies-Fantômes (1997), p. 14) ; « J’adorais suivre la mode. » (Jean-Michel Dunand, Libre : De la honte à la lumière (2011), p. 21) ; etc.
Pour ma part, comme je peux difficilement changer ce que j’aime, j’essaie d’assumer au mieux le côté kitsch (ou, mieux dit, « le côté misère » !) de mes goûts musicaux/cinématographiques/télévisuels/sexuels, et j’avoue qu’ainsi, ça apporte à ma personnalité un vrai capital sympathie, très décomplexant et convivial en groupe (à condition que je ne m’y installe pas trop…) !
Pour accéder au menu de tous les codes, cliquer ici.