Il existe en ce moment en France une catégorie émergeante d’hommes et de femmes de scène dans le paysage musical, théâtral, cinématographique, actuel : les artistes chrétiens. Les journalistes cathos les décrivent comme une génération montante, prometteuse, venue donner un coup de jeune à l’Église catholique et nous aider à bouger notre corps, à prier, à connaître Jésus. La sphère médiatique se penche très peu sur les messages que cette nouvelle vague véhicule. Et pour cause : la plupart de ces artistes, s’affirmant « chrétiens » mais pas cathos, ou « cathos mais juste quand ça leur est demandé », n’a pas grand-chose à dire devant les caméras et ne prétend absolument pas défendre un message précis, révolutionner le monde des idées ni donner sa vie à autre chose qu’à « sa passion » ( = l’Art ; pas l’Église ni la Vérité, cela va sans dire). Ils font de l’art pour l’art. Ils ont pour « originalité » de servir deux dieux : Jésus et surtout l’« Art ». À les entendre, ils sont juste là pour « exprimer l’amour de Dieu », « apporter du bonheur aux autres et de la beauté au Monde » (« On reçoit beaucoup plus que c’qu’on donne. » rajoutent-ils, en ayant l’impression de dire quelque chose de profond…), « faire plaisir à leur public », « se faire plaisir », et vaguement « ramener des gens éloignés de l’Église à la foi » en leur donnant des éléments de catéchèse par petites doses homéopathiques. C’est déjà ça, me direz-vous, et ils ont le mérite d’exister.
Pourtant, à bien y réfléchir, nous devrions trouver ce phénomène extrêmement pathétique et tragique. Le fait que la nouvelle scène chrétienne se retrouve dans le coma avant même d’avoir eu le temps de vivre, qu’elle se plie aux modes du moment sans prendre de véritables risques au niveau des messages, c’est navrant. Cette nouvelle vague d’artistes, débarquant sur un terrain pourtant extrêmement porteur où il y a urgence d’annoncer la Vérité et moyen de vraiment innover, se comporte, à peine arrivée, comme une coterie bobo d’élus, de vacanciers, de pique-assiettes, d’hommes d’affaires, de dandys assoiffés de reconnaissance et d’honneurs mondains, pire, de langues de bois, d’arrivistes qui font tapisserie et nous cuisinent de la soupe tiède. Par les temps qui courent, c’est quasi criminel et indécent. Il y a d’autres urgences que ce genre de corruptions et d’opportunismes, franchement. Le Monde a tellement soif !
Ce refus, chez les artistes « chrétiens », d’annoncer clairement la Vérité et l’Église, de prendre position sur des débats de société, est paradoxal, car c’est précisément une génération de gens qui se met en avant, qui s’avance au micro, qui se place à des postes-clé de communication et de médias, donc censée délivrer un message. Mais non ! Elle n’annonce presque rien. Elle fait de la figuration, profite du filon naissant de notoriété et d’exotisme spirituel, pour prendre la place de ceux qui ont vraiment quelque chose à dire, pour se faire du fric et parfaire son image, et aller dans le sens du Monde. Ça devrait nous glacer le sang.
Force est de le reconnaître. Le chanteur « chrétien », à quelques exceptions près, n’a pas la foi chevillée au corps. Par rapport à celle-ci, il part du principe que si on lui en parle, il en parlera volontiers (Il répondra aux questions sur son intimité spirituelle et ne fera pas de mystère sur sa foi). Mais si on ne lui en parle pas, ça ne viendra pas de lui. L’annonce de son appartenance confessionnelle, il veut qu’elle reste anecdotique, accidentelle, secondaire, à l’initiative des autres. Selon lui, la foi ne doit pas être mise en avant. Elle a juste à être posée là, à côté de l’art, en supplément, en « bonus », en parallèle, en filigrane, en label invisible. C’est la petite astérisque, invisible pour le néophyte, et « clin Dieu » uniquement identifiable par les connaisseurs. La foi ne doit pas nécessairement être absente, mais pas nécessairement présente non plus (et paradoxalement, pendant ses concerts, tout d’un coup, le chanteur « chrétien » la clamera et la surjouera en grande effusion émotionnelle narcissique… mais là encore, zéro prise de risque et zéro Vérité). L’artiste « chrétien », en général, chantera de la mélodie entraînante gentille, où Dieu est amour, où les paroles sont bibliques, où il pourra même catéchiser un chouia et faire connaître des « éléments culturels et cultuels » de l’Église. Mais ça n’ira pas plus loin.
Il fait passer son image avant sa foi, sa tiédeur pour un sens du « compromis », de la « nuance », de l’« équilibre », de la « délicatesse », de la « finesse », du « réalisme », pour une « pudeur » pure et sainte, une stratégie bien plus efficace que celle des évangélisateurs plus bruts, plus « cash », plus zélés. Il te dira que la forme EST le fond, qu’elle est dans un premier temps plus importante que le fond, qu’elle fera gagner miraculeusement le fond si bien que celui-ci n’aurait même plus besoin de se dire explicitement après. C’est un peu ce que j’appellerais « la technique UMP ou PS » : j’amasse les richesses, je courbe le dos pour pénétrer dans le système que je prétends subvertir et évangéliser… et puis finalement, je ne subvertis rien, je n’évangélise pas vraiment, je redistribue peut-être les richesses (disons mon surplus) et annonce éventuellement Jésus (mais surtout pas l’Église-Institution), je fais caméléon. La foi, et l’image qu’elle me donne, deviennent optionnelles. Je dis que je suis chrétien pour draguer un public mais pas pour la Vérité et le risque qu’Elle comporte.
Le gros problème (malheureusement peu identifié car il est saturé de sincérité et de bonnes intentions), c’est que l’artiste « chrétien » croit que le style (artistique) EST le message. Autrement dit, que la Vérité se situe dans la performance technique, ou/et, à l’extrême inverse, dans l’émotionnel et le sentimental. Alors que, concrètement, faire du rap, de la pop ou du reggae, ça n’a jamais été un message en soi. Ce n’est pas révolutionnaire en soi. Si bien qu’on arrive à des paradoxes comme la comédie musicale Malkha (qui parvient quand même à remplir le Palais des Congrès à Paris : beau « challenge » qu’on ne peut pas lui enlever) : seules la forme et l’entreprise technique sont audacieuses (débauche de moyens, belles chorés, spectacle en voie de professionnalisation, qualité vocale, salle prestigieuse et comble, sensibilisation à un message catéchétique avec la commémoration d’épisodes bibliques, etc.) ; mais au niveau du message et de la Vérité, très peu d’audace, aucun message qui bouscule vraiment les idées reçues et qui renvoie à une action politique, philosophique, aucun déplacement de murs ni de montagnes, pas de prises de risque pour annoncer la Vérité qui bousculera vraiment les gens, y compris les cathos. Un résultat qui fait bien, mais somme toute cucul. L’audace s’est focalisée/figée sur la forme, sur le matériel, sur la performance technique, sur la sensation et l’impression émotionnelle… au détriment du fond, et pour se faire passer pour le fond.
L’artiste « chrétien » veut bien jouer « du catho » de temps en temps (la vie d’un grand saint, d’une comédie musicale à thématique vaguement chrétienne). Il veut bien participer à des « projets cathos », ponctuellement : le temps d’un clip ou d’une apparition sur une scène chrétienne, d’un concert, d’un voyage humanitaire, d’un film avec seconds rôles, etc.) mais il ne faut pas que ça lui coûte son travail, que ça remette en cause son quotidien, que ça entache sa réputation et que ça ébranle sa sécurité matérielle. Il fait « du catho », mais n’aime pas « être catho », n’aime pas être identifié comme « catho » dans sa vie de tous les jours ni dans son travail. Il souhaite que sa foi soit une composante ou une singularité de sa vie, mais pas sa vie. Il souhaite qu’elle soit une activité parmi d’autres. Et il rééquilibrera la balance l’année suivante avec des projets totalement profanes, pour montrer qu’il sait se diversifier, ouvrir ses horizons, et ne pas s’enfermer dans un milieu. Il se refuse à se transformer aux yeux du Monde en grenouille de bénitier. Il ne veut pas mettre sa carrière artistique sur la liste noire catho et « se griller » à tout jamais (C’est la danse du « un pas en avant, trois pas en arrière » : si Cannes applaudit « Des hommes et des dieux », c’est pour ensuite imposer sa palme d’or trash « La Vie d’Adèle » !). Il trouve que s’afficher clairement catho, c’est « restrictif » : ça fait communautariste, ça ferme des portes, c’est sectaire, ça peut rebuter des gens qui auraient pu croire en Dieu grâce à lui et son art, ça lui donne une mauvaise image ou une image caricaturale de lui-même. Finalement, on se rend compte que la fermeture qu’il prête aux autres, c’est la sienne. La « cathophobie » qu’il attribue au milieu artistique profane, c’est la sienne. Le regard négatif sur le catholicisme qu’il identifie chez les autres, c’est le sien. La fausseté/fermeture qu’il prête aux cathos, c’est sa propre discordance entre ses actes et sa foi, c’est le manque d’entièreté et de prédominance de sa foi sur sa vie.
L’artiste « chrétien » pense qu’« être catho », ça n’a pas nécessairement besoin de se dire : « ça se vit » (ce serait exactement comme les « je t’aime » ! Il ne faudrait pas les prononcer car « ce serait au-delà des mots… »). Il faut que sa foi et son identité de croyant soient mélangées dans la soupe de sa vie, au point qu’on ne les identifie plus. Il pense que politique et art, ou foi et politique, ne se croisent pas, sont consanguins. Il segmente, sectorise, car il ne veut pas mettre Dieu au-dessus de sa carrière. Il fait partie de ces personnes très peu à l’aise avec les évangélisations de rue, argumentant que Dieu n’a pas besoin d’être dit explicitement, et ne doit pas être annoncé comme meilleur Chemin de Vérité. On a envie de lui rappeler que « le Verbe s’est fait chair » et que « malheur à celui qui n’annonce pas l’Évangile au péril de sa vie » (sa vie corporelle, mais aussi déjà sa vie sociale). Donner son nom et son image à l’Église, c’est déjà commencer à donner son corps. Des artistes comme Rona Hartner, qui ont chanté contre le « mariage pour tous », et qui maintenant sont mis sur liste noire, en savent quelque chose : eux, ce sont vraiment des chanteurs catholiques ! Ils ont donné leur vie et leur carrière à des causes justes et impopulaires.
L’artiste « catho en demi teinte » te dira que sa politique du non-dit est « stratégique », que la politique du « sans concession » et de la « transparence à tout prix » peut être tout autant de la contrefaçon que celle de la dissimulation. Il te fait croire que le message évangélique light, c’est ça qui « passe bien » dans un monde sécularisé avec qui il faut y aller mollo, mettre les formes plutôt que le fond, user des mêmes codes. Il justifie sa lâcheté en s’appuyant argumentativement sur la diversité (« Il y a différentes manières d’annoncer le Christ »), sur la complémentarité (« Il faut de tout pour faire un monde. Il faut des saint Paul et des saint Pierre. Finalement, ça se complète. »), sur la fuite du conflit (« Il ne faut pas chercher les ennuis. »), sur l’universalité (« Il faut parler à tout le monde, ne pas les braquer dès le départ. »), sur la communication médiatico-politique. Dans un processus totalement schizophrénique, il soutient que le problème des artistes évangélisateurs (qu’il devrait être mais qu’il n’assume pas d’être), c’est « juste dans la forme ». Et puis comme il se rend compte au bout d’un moment que c’est en réalité lui qui s’est éloigné du fond qu’il devait annoncer par l’art, il vient, dans le privé, tout honteux d’avoir considéré le mot « prosélytisme » comme un gros mot, te faire son mea culpa, confesser le déchirement de son double statut d’artiste et de catho (comme si c’était ça le problème…), pleurnicher son dilemme vocationnel (qu’il présente comme insoluble, car il ne veut surtout pas le résoudre !), et te dire en pleurs qu’il compte arrêter définitivement la musique. Sa comédie, qui revient chroniquement, ne dure pas longtemps, en général ; il repartira de plus belle dans ses concerts, ses interventions télé indigentes (dans lesquelles il avait dit des choses intelligentes et vraiment « chrétiennes », mais elles ont été coupées au montage), dans le tourbillon sans fin de ses mille projets. Il se croira pris au piège d’un monde médiatique qui l’empêche d’être vraiment catho, vraiment lui-même, et de vraiment défendre la Vérité. En fait, c’est lui qui avait commencé à ne pas L’annoncer… Il ne fait que récolter la monnaie de sa pièce.
En conclusion, je dirais qu’il ne suffit pas que la scène chrétienne existe. Elle peut exister. Mais si elle ne joue pas son rôle d’annonciatrice de Vérité-qui-fâche-autant-qu’Elle-unit, elle fait juste acte de présence, « acte d’existence » symbolique, autant qu’elle n’existe pas. WAKE UP, les artistes cathos !