Le XVIIIe siècle parlait déjà de la singularité en tant que Marque de la Bête

Je reviens à l’instant d’une soirée de lecture publique de textes libertins du XVIIIe siècle en France, à l’École Normale Supérieure de Paris. Et j’ai eu la confirmation que la SINGULARITÉ est bel et bien la Marque de la Bête décrite par saint Jean dans l’Apocalypse. Sur les 9 textes d’auteurs classiques lus (par un comédien de la Comédie Française), il y en avait 3 qui ont parlé de manière allusive et inconsciente de « singularité » en lien avec un marque, un anneau, et un monstre. Et ni les conférenciers, ni les auditeurs de l’amphithéâtre quasi plein, n’ont pu s’en apercevoir. Car si personne ne vous explique le lien avant, il est impossible à voir. J’ai demandé, à l’issue de la lecture, aux intervenants de m’envoyer les deux textes de Crébillon fils et le texte de Diderot. Si, même au XVIIIe siècle la Marque de la Bête était déjà inconsciemment annoncée comme la singularité, c’est donc que ce que j’ai flairé est vraiment solide!
 
 

Crébillon fils, Le Sopha (1742)
 

Pour « punir son âme de ses dérèglements » (sic), Amanzéï, le narrateur, est transformé en sopha (ou divan) par Brahma (le dieu créateur dans l’hindouisme) qui, je cite « inflige aux Humains quelque peine singulière » : « Sans doute il crut m’humilier plus en me faisant sopha qu’en me faisant reptile. » déclare Amanzéï. Et il ne retrouvera sa forme humaine que « quand deux personnes se donneraient mutuellement et sur [lui] leurs prémices », c’est-à-dire leurs préliminaires sexuels. En plus de devenir objet, il lui arrive de changer de sexe, et que son âme entre insensiblement dans le corps de la femme puis celui de l’homme, pour en ressentir les pensées et sensations. Cela excite la curiosité de son auditeur, le sultan Schah-Baham, titillé par la perception sexuelle de l’autre sexe : « Je voudrais bien savoir un peu ce que vous faisiez pendant que vous étiez femme ; cela doit faire un détail fort curieux. J’ai toujours cru que les femmes avaient de singulières idées. »
 
 

Diderot, Les Bijoux indiscrets (1748)
 

Une mystérieuse bague dévoile les secrets intimes des femmes de la cour et du royaume du sultan Mangogul, généralement pendant leur sommeil. Mangogul partage les résultats de ses enquêtes avec sa favorite, Mirzoza, qui est elle-même perpétuellement inquiète d’être la victime de la bague.
 

Mangogul – Si les aventures d’une femme doivent être divulguées, il vaut mieux que ce soit par son bijou que par son amant.

Mirzoza – L’idée est singulière…

Mangogul – Et vraie ; car prenez garde que pour l’ordinaire un amant est mécontent, avant que de devenir indiscret, et dès lors tenté de se venger en outrant les choses : au lieu qu’un bijou parle sans passion, et n’ajoute rien à la vérité.
 
 

Crébillon fils, La Nuit et le moment (1755)
 

Cidalise se fait violer par Clitandre, son amant dont elle est pourtant amoureuse. Ce dernier lui reproche d’être « trop singulière » (je cite). Et Cidalise lui renvoie sa bestialité/singularité : « En vérité ! Vous êtes singulièrement ridicule ! » Pour inverser la vapeur, elle prétend vouloir « l’attraper ». Et l’expression employée par la demoiselle choque son prédateur : « Pour m’attraper ! Où avez-vous donc pris cela, s’il vous plaît ? »