Il y a des initiatives à promouvoir (nulle entreprise de solidarité n’est parfaite et n’est exempte de risques) et d’autres qui posent sérieusement et éthiquement question ou qui me paraissent ambiguës. Sans tomber dans une paranoïa qui briserait injustement les bons élans, surtout ceux des catholiques (qui n’ont pas besoin de ça en ce moment), ma première réaction face à la start-up Entourage a été de tiquer. Sous couvert de solidarité aux pauvres, en réalité, on cherche à les pister. Je fais des maraudes depuis un petit moment (au Bois de Boulogne, auprès des personnes transsexuelles). Donc mon point de vue ne vaut pas rien.
D’ailleurs, je ne suis pas le seul à me rendre compte du fichage qui est en train de se faire (sous couvert de « sécurité », de « solidarité », et bientôt de « santé »). Ça vaut le coup de lire la fin de cet article : sans tomber dans la paranoïa, je ne crois pas qu’il soit bon de ficher et de géolicaliser tout le monde, même si c’est « pour l’aider » :
« Outil pratique ou ‘Big brother’, les avis sont partagés. Au sein des associations d’entraide, les maraudeurs sont partagés sur l’utilité, les limites, voire les dangers de l’application. ‘Nous échangeons déjà beaucoup entre associations, nous partageons nos comptes-rendus de maraudes, nos plannings, circuits etc., alors pas besoin d’une application pour coordonner nos maraudes !’, estime par exemple Patrice Ventura, de la Croix-Rouge du XVe. Sa crainte, exprimée par d’autres responsables de petites associations et équipes paroissiales, c’est ‘cette idée de géolocaliser des personnes sans abri qui n’ont pas forcément envie de l’être, et des bénévoles qui n’ont pas envie d’être ainsi suivis à la trace !’ A la délégation Croix-Rouge, pas question de se voir imposer une méthode ‘encore inaboutie et peu claire’ qui, si elle tombait entre de mauvaises mains, pourrait même devenir ‘un fichage des sans-abri’. ‘Utiliser le smartphone me semble préjudiciable à la relation que l’on parvient à nouer avec les sans-abri’, ajoute un responsable de la bagagerie de l’association Antigel. Les maraudeurs de cette même association font justement partie des testeurs de l’application, et l’écho est plutôt positif. ‘J’ai plusieurs fois gagné un temps précieux avec le guide de solidarité intégré, raconte par exemple Maxime, jeune maraudeur bénévole. L’appli m’aide à mieux visualiser mes circuits. Il y a des améliorations à faire mais c’est un bon outil, le but c’est tout de même d’aider, alors tout ce qui peut nous améliorer est intéressant à étudier’. Quand à la géolocalisation ? ‘Dans les comptes-rendus, tout est déjà écrit. Alors que ce soit dans notre téléphone ou sur papier, dans la mesure où rien n’est stocké, quelle différence ?’ »
Le gars, sous prétexte qu’il a frôlé la mort en Himalaya au cours d’une expérience extrême, et qu’il a fait aussi l’« expérience spirituelle » qu’il y avait urgence chez lui à aider les pauvres, semble transposer de manière excessive sa panique humaniste sur les SDF en prétendant les ficher comme s’ils se trouvaient dans la même soif et situation que lui. Or, il ne lui vient même pas à l’idée que : 1) parfois, se retrouver dans la rue ou sur le trottoir, c’est autant un CHOIX qu’un non-choix. 2) souvent, les gens de la rue ne sont pas dans des situations d’extrême urgence ni à l’article de la mort (certains sont même heureux, même s’ils ont plus subi que choisi librement). 3) parfois, les sans-abris ne sont pas isolés comme sur une montagne himalayenne et n’ont absolument pas besoin de « cette » aide-là que lui propose, et n’ont aucune envie d’être pisté par leurs « bienfaiteurs ».
Ces élans de générosité, aussi bien intentionnés soient-ils, me font penser à la récente discussion que j’ai eue avec une amie orthophoniste, qui maintenant s’occupe de personnes sourdes (elle a dû se familiariser avec le langage des signes). Elle m’a raconté que certains de ses patients étaient très heureux avec leur surdité. Ils lui disaient : « Nous, on a fait avec notre handicap, et très bien : on s’est mariés, on a des enfants, on a composé avec ! On ne veut pas rentrer dans cette vague de solidarité compassionnelle qui misérabilise notre handicap et qui souhaite à tout prix nous imposer les implants, les opérations, et l’éradication de notre surdité. »
Je crois qu’il faut vraiment être très humble (et audacieux) quand on aide l’autre. Vouloir son bien n’est pas nécessairement le faire !