Wagner
NOTICE EXPLICATIVE :
Je vous vous parler de Wagner, le dernier code de mon Dictionnaire des Codes homosexuels, qui ne se terminera pas par la lettre Z comme on aurait pu l’attendre d’un lexique classique, mais bien par la lettre W ! Les œuvres fictionnelles traitant d’homosexualité font souvent référence au compositeur allemand (1813-1883) et à son œuvre musicale romantique. À mon avis, pour une raison bien simples : la musique de Richard Wagner catalyse l’orgueil surdimensionné du désir homosexuel. Elle laisse croire que l’irréel et l’esthétique peuvent se substituer au Réel et à l’éthique (= l’Amour). Wagner donne aux petits-bourgeois homosexuels en mal de grand combat et de sacrifice pour leur idéaux, aux âmes d’artistes en panne d’identité et en recherche d’une élite du « bon goût », aux Hommes assoiffés d’absolu et d’exploits prométhéens jusqu’au-boutistes, un support assez solide et clinquant pour soutenir leur rêve secret de se prendre pour Dieu… et finalement de mourir.
(Ce code ne se propose absolument pas de prouver l’homosexualité de Wagner. Si vous avez compris le fonctionnement de mon Dictionnaire, je n’ai même pas besoin de vous le dire…)
N.B. : Je vous renvoie également aux codes « Musique comme instrument de torture », « Tout », « Se prendre pour Dieu », « Faux révolutionnaires », « Promotion « canapédé » », « Homosexuels psychorigides », « Défense du tyran », « Hitler gay », « Planeur », « Fresques historiques » et « Super-héros », dans le Dictionnaire des Codes homosexuels.
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FICTION
On retrouve Wagner dans certaines œuvres homo-érotiques : cf. le film « Ludwig » (« Ludwig ou le Crépuscule des dieux », 1972) de Luchino Visconti, la pièce Nietzsche, Wagner, et autres cruautés (2008) de Gilles Tourman, le roman N’oubliez pas de vivre (2004) de Thibaut de Saint Pol, l’opéra Der Ring Des Nibelungen (L’Anneau du Nibelung, 1849-1876) de Patrice Chéreau (joué entre 1976 et 1980), le film « My Summer Of Love » (2004) de Pawel Pawlikovsky (avec Mona, l’héroïne lesbienne, interprétant du Wagner au violon), la pièce La Sonate des spectres (1907) d’August Strindberg, le film « Freaks » (« La Monstrueuse Parade », 1932) de Tod Browning (avec Tristan Und Isolde, 1865), le sketch « The Milkman Collector » des Monty Python (toujours avec un extrait de Tristan), les ballets Bacchanale (1939-1940) et Tristan fou (1944) de Salvador Dalí, la chanson « Jardin de Vienne » de Mylène Farmer (elle démarre avec un morceau de Tannhäuser, 1845), le drame Wagner, Tristan Und Isolde (2005) d’Olivier Py, la pièce Et puis j’ai demandé à Christian de jouer l’intro de Ziggy Stardust (2009) de Renaud Cojo, le film « Les Amours imaginaires » (2010) de Xavier Dolan (avec un extrait du Parsifale, 1877), la chanson « Entre nous et le sol » de Christophe Willem (avec l’homophonie de Lorelei dans la phrase « L’or est lààààà »), etc. Dans le film « Kaboom » (2010) de Gregg Araki, Stella tombe entre les griffes de Lorelei (Wagner, toujours Wagner…), la lesbienne prédatrice. Dans le film « Vacation ! » (2010) de Zach Clark, une des vacancières lesbiennes s’appelle Lorelei.
Parfois, le personnage homosexuel est fan de la musique de Wagner, et rêve de communier à un destin grandiose. Par exemple, dans le roman Tanguy (1957) de Michel del Castillo, le héros gay connaît bien Wagner : « Le commandant fit diffuser de la musique de Wagner. Tanguy était familier avec cette musique. » (p. 104) Dans le film d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau « L’Arbre et la Forêt » (2009) – que j’ai pourtant découvert après la première publication de mon Dictionnaire –, Frédérick, le héros homosexuel, écoute Wagner à fond chez lui, et toute l’intrigue est centrée sur sa passion pour le compositeur allemand.
Je pense aussi à Cyril, le personnage homosexuel de la pièce Une Visite inopportune (1988) de Copi, qui rêverait de voir la cantatrice Regina Morti chanter des walkyries en terre étrangère : « Faites chanter-lui du Wagner pour les foules de sidatiques d’Afrique ! » ; ou encore au M. Alphand de la nouvelle « La Servante » (1978), toujours de Copi : « M. Alphand s’était calm ; il écoutait un disque de Wagner, assis dans le fauteuil de la bibliothèque. » (p. 73)
Dans la comédie musicale Se Dice De Mí En Buenos Aires (2010) de Stéphane Druet, le personnage transsexuel M to F d’Ottavia la Blanca n’a pas l’air d’être très fan du compositeur : « Quand c’est du Wagner, c’est l’insomnie assurée. » Mais pourtant, Wagner est décrit tout de même comme un proche, car quand Alba demande à sa mère Zulma « Maman, c’est qui Wagner ? », celle-ci, pour couper court à la question embarrassante, lui rétorque : « Un voisin. » Dans le film « Les Yeux fermés » (2000) d’Olivier Py, Vincent le personnage homosexuel s’apprête à aller voir l’opéra Tristan Und Isolde, et s’entend dire de la part d’un homme qui ressemble à son père : « Ahhh… Wagner… Le Grand Homme !… quoique… Ça radote un petit peu, non ? » Vincent ne répond rien, sans doute parce qu’il n’est pas du tout d’accord avec la dernière remarque de son interlocuteur.
Il y a un lien entre homosexualité et musique wagnérienne, même s’il n’est quasiment jamais analysé ni conscientisé. « Ah ! Ce doit être tante Augusta. Il n’y a que la famille, ou les créanciers, pour sonner de si wagnérienne façon. » (Algernon dans la pièce The Importance To Being Earnest, L’Importance d’être Constant (1895) d’Oscar Wilde) ; « Wagner, plus jamais… » (c.f. la chanson « Le Lac des brumes » d’Hervé Vilard) ; etc. Tout au plus le héros homosexuel s’en étonne, comme par exemple le Marquis de Bradomín de Valle-Inclán dans le roman Sonata De Estío (1903) : « Seules deux choses sont toujours restées obscures pour moi : l’amour des éphèbes et la musique de cet Allemand qu’on appelle Wagner. »
L’attraction homosexuelle pour l’art wagnérien traduit un goût pour la transcendance, un désir frustré de devenir un héros, une exaltation de la pureté poussée jusqu’au purisme, un désir de placer l’esthétisme avant l’éthique. Dans l’univers en grandes pompes de Wagner, il y a des héros prométhéens conquérants, des exploits opérés par des demi-dieux. Wagner, c’est le totalitarisme dans tout ce qu’il a d’horrible mais aussi d’exaltant, de beau. « Wagner, ça s’écoute pas en sourdine ! » dit le héros Frédérick dans le film précédemment cité « L’Arbre et la Forêt ». D’ailleurs, ce même Frédérick donne trois adjectifs très signifiants pour définir la musique de Wagner : pour lui, c’est « vierge, silencieux, infini » (Il parle de Walhalla). Quand Delphine, sa petite-fille, dit à son petit copain Rémy que son grand-père « adore écouter Wagner tout le temps » mais qu’« elle n’en peut plus de cette musique » parce qu’il la met trop fort – et surtout parce que cette mélodie obsédante cache deux lourds secrets qui sont encore inconnus à l’ensemble de la famille : l’homosexualité de Frédérick ET son lointain passage dans les camps nazis en tant que triangle rose –, Rémy lui répond juste que la mélomanie wagnérienne de son grand-père par alliance s’apparente au masochisme (« C’est pervers… »). Et quand Frédérick en personne s’obstine à défendre la musique de Wagner – LE symbole artistique de la tyrannie nazie par excellence – auprès de sa femme Marianne (« Y’a des choses très sages dans Wagner… »), celle-ci se permet de mettre un frein à son idéalisme : « … et pas mal de conneries aussi. »
Dans le roman de Vincent Petitet Les Nettoyeurs (2006), on trouve une définition très juste de cette adoration pour Wagner qui va jusqu’à consolider des empires commerciaux ultra-libéraux broyant les êtres humains : « L’art total […] Wagner voulait satisfaire la trinité du regard, de l’ouïe et de l’intellect. […] L’art total : un ensemble d’éléments qui concourent à une perfection esthétique, presque métaphysique. » (p. 45) ; « C’est là que tout a commencé, la fondation du cabinet, les premiers locaux, les premiers succès. Ne l’oubliez pas, monsieur de Linotte, nous sommes à la fois des héritiers et des conquérants… » (Monsieur de Binette à Antoine de Linotte lors de la visite des locaux du Cabinet Fersen, idem, p. 49) ; « L’ouverture des Maîtres chanteurs de Wagner retentit dans sa salle. Sur l’écran, Antoine reconnut le visage d’Andrew Fersen et les bureaux bostoniens. » (idem, p. 63) L’esthétisme wagnérien a l’apparence de l’Amour vrai, du « Progrès » humaniste, mais n’est en réalité qu’une publicité mensongère puante. C’est pour cette raison que le toc dégoulinant wagnérien, suintant de bonnes intentions et de sentimentalisme, donne parfois la nausée. « Saint Wagner le protégerait de toute vulgarité. Il resterait sentimental. » (Antoine, idem, p. 179)
Toujours dans le film « L’Arbre et la Forêt », chez Frédérick, le personnage homo, la passion wagnérienne est une forme de collaboration non assumée : il a connu l’enfer des camps où, dit-il, les Nazis « jouaient beaucoup Wagner » ; mais il rajoute qu’il ne veut pas laisser Wagner aux Allemands pour qu’ils se l’accaparent. « Quand j’écoute Wagner, je prends ma revanche sur les Nazis. » La belle affaire, n’est-ce pas !
FRONTIÈRE À FRANCHIR AVEC PRÉCAUTION
PARFOIS RÉALITÉ
La fiction peut renvoyer à une certaine réalité, même si ce n’est pas automatique :
Le motif de « Wagner » a une portée symbolique certes forte dans le monde homosexuel, mais peu primordiale ou caractéristique (dans le sens de « non-essentielle/essentialisante »). Bien évidemment, ce code n’est pas à prendre au pied de la lettre, comme une vérité ou une généralité sur « les » homos (genre « Tous les homos aiment Wagner »). La preuve : moi, par exemple, je ne suis pas un grand connaisseur de Wagner, je n’ai pas d’appétence particulière pour sa musique, et j’y penserais à deux fois avant d’aller « me taper » cinq heures de spectacle d’affilée pour écouter un de ses interminables opéras ! En revanche, l’attraction pour Wagner chez certaines personnes homos nous dit quelque chose de signifiant sur la nature du désir homosexuel, et en cela, je suis intéressé malgré moi par son répertoire.
L’homosexualité de Wagner est supposée par certains. Par exemple, en 1908, Weindel et Fischer relatent leur rencontre avec un voyageur leur ayant assuré que « les Allemands savent qui a été l’amant de Wagner » (p. 66). « Wagner, quand il s’exprime à propos de List, n’imagine pas une amitié sans amour (in Kunstwerk der Zukunft). » (Philippe Simonnot dans son essai Le Rose et le Brun (2015), p. 73)
La musique de Wagner est faite pour les extrémistes de tout bord – exactement comme pour les grandes religions monothéistes quand elles sont mal comprises – car le compositeur allemand (le promoteur d’un « art total », comme il le disait lui-même) a créé des opéras grandioses, à taille presque surhumaine… ce qui choqua d’ailleurs son époque. Vous imaginez, vous, le festival scénique de L’Anneau du Nibelung (1849) qui durait quatre jours ! J’espère que le sac de couchage existait déjà ! Il y a dans cette folie des grandeurs du génie, certainement, ou bien beaucoup d’irréalisme. La musique se supplante à la vraie vie au point de lui faire écran ! Pas étonnant que les Nazis aient choisi les opéras de Wagner pour nourrir leurs rêves grandiloquents et mégalomaniaques de conquête (on diffusait même les walkyries dans les camps de concentration et d’extermination !). Pas étonnant non plus que les fanatiques de la musique de Wagner soient des gens souvent bordeline, lunaires, à la sexualité blessée (le roi homosexuel Louis II de Bavière, reconnu comme fou, en fournit un très bel exemple : il vouait littéralement un culte à la musique de Wagner, et les deux hommes se sont rencontrés à plusieurs reprises). C’est sans doute le caractère pathologique que cultive l’art wagnérien chez le mélomane fragile qui pousse le philosophe Nietzsche à la révolte humoristique : « Wagner est-il un être humain ? N’est-il pas plutôt une maladie ? » (Le Cas Wagner, 1889)
Un certain nombre de personnes homosexuelles adorent Richard Wagner (parfois jusqu’à la haine ! il mériterait, pour le coup, d’être rebaptisé « Richard Vagues-Nerfs ») : Pierre Louÿs, Luchino Visconti, Louis II de Bavière, Reynaldo Hahn, Marcel Proust, Barbette, Siméon Solomon, Félix Valloton, etc. Thomas Mann est l’auteur d’un essai entièrement consacré au compositeur allemand, Wagner et notre temps (1911-1950). Yukio Mishima accomplit le rituel du seppuku aux sons du « Liebestod » de Tristan et Isolde dans « Yukoku » (« Patriotisme », 1965), film de trente minutes longtemps interdit à la projection par la veuve de l’écrivain. Ce « Liebestod » avait déjà été utilisé en 1929 par Luis Buñuel et Salvador Dalí dans le film « Un Chien andalou » (1929). Dans son autobiographie Retour à Reims (2010), Didier Éribon raconte que l’acceptation progressive de son homosexualité coïncide avec sa découverte de Wagner : il écrit qu’il est allé « explorer avec une grande ferveur les biographies des compositeurs : Wagner, Mahler, Strauss, Britten, Berg… » (p. 214) Pierre Bergé a vendu le livret des Maîtres chanteurs de Nuremberg, corrigé et annoté par Richard Wagner lui-même, pour 124.690 euros lors d’une vente aux enchères chez Drouot à Paris le 28 juin 2017. Le chanteur Till Fechner a interprété Wagner dans l’opéra-bouffe René L’Énervé de Jean-Michel Ribes. Pour la petite histoire, on dit également que le fils de Richard Wagner, Siegfried Wagner, était homosexuel. Et des chercheurs vont jusqu’à souligner l’homosexualité latente du père. Dans son essai Histoire et anthologie de l’homosexualité (1970), Jean-Louis Chardans raconte que Richard Wagner a « pratiqué le travestissement avec insistance » : « Wagner travesti se cachait et seuls quelques rares intimes étaient au courant. ‘Il ne se réalisait complètement qu’en femme’ ont dit de lui ses historiens. Ce qu’il y avait d’un peu féminin dans sa sensibilité a été à l’origine de ce qu’on a pu nommer ‘le caractère androgyne’ de certaines de ses plus belles pages. » (pp. 305-306)
Certains individus homosexuels se mettent à défendre Wagner comme des automates. Quelquefois, ils devinent dans leur tête que c’est une musique moralement condamnable et critiquable (ne serait-ce qu’historiquement)… mais dans leur cœur, elle correspond à des fantasmes esthétiques de toute-puissance et de « mort héroïque » qui chatouillent leur épiderme, exactement comme lorsqu’on s’auto-convainc d’aimer des musiques déprimantes « à la Barbara » simplement parce qu’on les trouve « tristes et belles » : « Le théâtre de Wagner, ce n’est pas simplement une sorte de déclaration mythologique un peu rétrograde servant de support et d’accompagnement à la belle musique. Ce sont des drames importants qui ont un sens historique. » (cf. une phrase de Michel Foucault écrite en grand sur une pancarte de l’exposition « Richard Wagner : Visions d’artistes, d’Auguste Renoir à Anselm Kiefer » au Musée de la Musique, à Paris, en janvier 2008) Les douillets homosexuels dépressifs ne s’y sont pas trompés. Jean Le Bitoux, dans son essai Citoyen de seconde zone (2003), décrit bien Wagner comme le vernis kitsch qui va camoufler/flatter une sensiblerie : « Je vais voir Tannhäuser de Richard Wagner, transformé en ballet par Maurice Béjart. Je suis enthousiaste. Une nouvelle culture s’annonce. Cette posture de me rapprocher de moi-même en dorlotant mes terribles souffrances. » (p. 59)
C’est parce qu’elle dévoilerait au grand jour leur comédie de Drama Queen/de dandys prétentieux, ou bien leur attachement au totalitarisme et à la noblesse, que certains intellectuels homosexuels dissimulent leur goût pour Wagner, ou organisent carrément des autodafés en son honneur. C’est souvent dans l’opposition trop radicale que s’exprime chez quelques artistes homosexuels l’adoration cachée à Wagner (pensons à Werner Schroeter, Patrice Chéreau, Michel Foucault, qui détestaient Wagner). Ils savent que les walkyries sont aimées des bourgeois parvenus, et ça les agace autant que ça les attire. « Il déteste les Allemands. […] Déjà mélomane, il vomit le triomphalisme pangermanique de Wagner. » (Dominique Fernandez parlant de lui à la troisième personne du singulier, dans la biographie Ramon (2008), p. 18) ; « Et après cela ? Des scène de Persifal. J’ai beau résister à Wagner, il finit toujours par vous enchanter dans le sens fort du terme. Magicien et sorcier, séduction primitive et charme savant, voilà Wagner. » (Julien Green, L’Arc-en-ciel, Journal 1981-1984, mai 1981, p. 15) ; etc.
Pour moi, la musique de Wagner est typiquement celle des conquérants déçus (en amour, en amitié, existentiellement). Si la communauté homosexuelle l’a choisie, c’est par auto-mutilation bien plus que par narcissisme (même si le narcissisme apparaît comme la raison la plus évidente). Vraiment, je crois que c’est pour se punir elles-mêmes d’avoir gâché leurs grands idéaux d’amour et leurs talents dans une relation d’amour homosexuel certes « bien » mais pas « grande » que souvent les personnes homosexuelles protègent leur mélancolie et leur déception d’être médiocres dans le mouchoir en dentelle wagnérien. C’est à la fois touchant et grotesque, cette hypocrisie du bourgeois-bohème.
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